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exclusif. En haut, les mystiques et les artistes vont en pèlerinage à Fiesole ; les psychologues et les philosophes rationalistes découvrent saint Thomas d’Aquin ; ce leur est un agréable étonnement de trouver dans le thomisme une science totale de l’univers, un système qui formule, avant Schopenhauer et M. Renan, la théorie dont nous sommes le plus imbus, le développement de la vie suivant une loi unique par l’inclination interne du conscient et de l’inconscient[1]. D’autres subissent la fascination de cet étrange Tolstoï, qui rhabille à la russe les doctrines ascétiques et les prédications fraternelles de nos sectes médiévales ; on sourit des solutions exagérées et impraticables qu’il propose, mais on donne intérieurement raison à toutes les déductions qu’il tire de son principe : « La vie individuelle ne peut pas être heureuse… la vie individuelle n’est qu’un amoindrissement continuel… » Et peu s’en faut que son influence sur des âmes lointaines ne prime aujourd’hui celle même de M. Renan. Je vois enfin un symptôme significatif de notre attente dans la curiosité générale, souvent nuancée de sympathie, qui s’attache de préférence aux personnages européens du premier plan chez lesquels on relève de singulières affinités avec le moyen âge : l’empereur d’Allemagne, le tsar de Russie, le pape surtout, ce pape dont le geste large et audacieux, écartant trois siècles de diplomatie de cabinet, va ressaisir aux origines la tradition des grands pontifes rassembleurs de foules, émancipateurs de peuples, législateurs sociaux.

Le moyen âge ! Les ténèbres, la théocratie, les bûchers ! J’entends les protestations indignées, et tout d’abord le cri d’horreur de ceux que l’ordre actuel a pourvus de nouveaux fiefs. On me fera la grâce de croire que je ne réclame pas les Institutions de saint Louis, que je n’attends ni ne souhaite le retour d’un chimérique revenant d’opéra. Mais dans notre impuissance à nommer ce qui n’existe pas encore, nous sommes bien obligés, devant certaines évolutions probables, d’aller en rechercher le type dans les séries historiques qui ont un nom et une figure. On ne me prêtera pas davantage, je l’espère, l’idée ridicule de biffer la Révolution. Avec tous les vices que M. Renan signalait dans ses résultats, elle nous a fait une seconde nature que nous ne pouvons plus dépouiller : in ipsa vivimus, movemur et sumus. Le problème qui s’impose à nos recherches est celui-ci : consolider les acquisitions inaliénables de la Révolution en les fortifiant avec la

  1. Voir les travaux de M. Gardair, déjà signalés par la Revue. La renaissance thomiste dont M. Gardair s’est fait l’apôtre, en pleine Sorbonne, excite une attention croissante parmi les jeunes gens curieux d’idées nouvelles.