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ces deux gaz. — Pourquoi fausse ? Ces gaz sont une chose ; l’eau en est une autre. Et c’est d’eau que nous avons soif. — Le bon sens de la foule n’aurait pas tort ; et l’on peut dire de même que toutes ces distinctions subtiles d’Esséniens et de Thérapeutes, tous ces dosages savans de légendes douteuses et de textes apocryphes, n’infirment pas la validité du christianisme ; ces composantes ont changé de nature en se combinant pour former un nouveau corps, l’organisme actuel et vivant que nous palpons.

L’humanité a soif, éternellement soif. Comme la tribu arabe, elle ne fixe ses tentes qu’auprès des puits où elle peut s’abreuver. Voilà ce qui menace à bref délai la fortune des philosophies desséchantes. Une fois leur nouveauté passée, quelques curieux continueront de s’y intéresser ; la grande caravane humaine fuira ce désert, malgré les séduisans mirages qui l’y appelaient. C’est qu’elle est frivole et crédule, dites-vous ; peut-être ; mais c’est aussi qu’elle est conduite par l’instinct des lois de la vie ; et vous avez reconnu que nos explications rationnelles de l’univers, dans la nuit où il nous roule, s’arrêtaient à ce ressort intime comme à la dernière et suprême cause où nous puissions atteindre. M. Renan fut le philosophe des heureux. Hélas ! que cela réduit à peu de gens un cercle de disciples ! Il le sentait bien : « Ce qui fera toujours défaut à mon église, c’est l’enfant de chœur… Ma messe n’aura pas de servant[1]. »

Malgré tout, la philosophie qui nous occupe pourrait défier nos pronostics, s’il était prouvé que le régime dont elle fut l’expression se maintiendra longtemps encore. J’ai essayé de montrer qu’elle était la traduction de l’individualisme dans l’ordre intellectuel. Que faut-il penser des chances de durée de l’individualisme ? Un long cri de lassitude répond autour de nous à cette interrogation. Depuis les guides de la pensée française comme M. Taine, comme M. Renan lui-même, qui stigmatisait notre désarticulation sociale tout en l’aggravant, jusqu’au plus humble ouvrier qui la maudit sans pouvoir se la définir, une même condamnation, raisonnée ou instinctive, s’élève contre les excès de l’individualisme. Notre société, effrayée de son émiettement progressif et du peu de résistance qu’elle offre aux entreprises des désespérés, commence à se tourner vers l’autre pôle historique ; celui qu’on pourrait appeler, par opposition à l’individualisme et en détournant un mot de son sens usuel, le socialisme. Je supplie le lecteur d’oublier les acceptions courantes, économiques et politiques, de ce terme ; je n’en trouve pas de meilleur pour exprimer l’ensemble des besoins qui se font sentir, besoins d’ordre, de hiérarchie, de liens sociaux, de

  1. Souvenirs d’enfance, p. 156.