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effréné, qui s’écriait : « Noli me tangere est tout ce qu’il faut demander à la démocratie[1]. » Je ne veux pas prendre au sérieux le rêve qu’il caressait par boutades, le bon tyran museleur des foules, protecteur des laboratoires où on lui composerait des dynamites perfectionnées. Mais notre philosophe était fait pour vivre dans quelque petite république grecque, au milieu d’une élite de citoyens qui agiterait les problèmes de métaphysique et de science, tandis que de nombreux esclaves pourvoiraient aux besoins de ces sages. Cette antinomie entre le tour d’esprit de M. Renan et le nouvel état social qui s’élaborait sous lui suffirait seule à nous faire douter de la longévité de sa doctrine. Il y a une infinité d’autres raisons pour en prévoir l’usure rapide.

On ne fait pas sa part au scepticisme ; il s’empare vite des derniers retranchemens qu’on prétendait lui disputer. Le nôtre a progressé, il côtoie souvent le nihilisme. Bien rares sont aujourd’hui ceux qui partagent l’ivresse juvénile d’où sortit ce livre, l’Avenir de la science. Certes, les plus raisonnables d’entre nous persistent dans le culte et l’amour de la science ; ils attendent d’elle, et en particulier des sciences de la nature, des clartés toujours plus vives. Mais nous croyons de préférence M. Renan, quand sa prudence tempère son enthousiasme et lui fait dire : « La science préserve de l’erreur plutôt qu’elle ne donne la vérité… On se trompe moins en avouant qu’on ignore qu’en s’imaginant savoir beaucoup de choses qu’on ne sait pas[2]. » Nous estimons que le pouvoir d’explication de la science est considérable, mais limité par d’infranchissables barrières, précisément aux points de l’horizon où noire esprit désire le plus passionnément s’avancer. Et les bénéficiaires du haut savoir ne seront jamais qu’un petit groupe, sans influence moralisatrice sur la masse des hommes, qui n’a ni le loisir ni le souci de les imiter. Quant au savoir rudimentaire, seul accessible à cette masse, nous sommes trop avertis qu’il ne donne ni moralité ni bonheur. Ce n’est qu’une clé indifférente, passe-partout qui ouvre au hasard le livre instructif ou consolateur, le journal aux suggestions perverses, et le formulaire des explosifs. On paraîtrait spéculer sur d’atroces coïncidences, si l’on disait que l’avenir de la science sera la fabrication de la dynamite à la portée de tous. Ne lisais-je pas hier, sous la plume de l’interprète le plus avisé des opinions bourgeoises : « Le péril social a commencé du jour où tout le monde a su lire. » Je n’en crois rien. Mais le péril social, qui exista de tout temps, a visiblement augmenté du

  1. Souvenirs d’enfance, préface, p. XX.
  2. L’Avenir de la science, préface, p. XIX.