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quand elle aura supporté des liens trop pesans à l’autre pôle, celui qui nous occupera tout à l’heure. Il a cela pour lui qu’il est conforme aux grandes lois de la nature, quand elle procède par sélection individuelle pour améliorer ses créations, quand elle les extrait, comme disait notre philosophe, « d’un énorme caput mortuum de matière gâchée. » Depuis trois siècles, les courans généraux ont porté notre occident vers ce pôle. La contrainte du moyen âge avait été trop dure ; la réforme fut le premier tressaillement de l’individualisme. La philosophie du XVIIIe siècle, de Bayle à Condorcet, en inaugura le règne dans les idées et en prépara l’avènement dans les faits. La révolution, abattant les constructions du passé, lui livra la table rase où il allait sortir toutes ses conséquences. Depuis 1789 jusqu’à nos jours, tous les établissemens du siècle ont été marqués au coin de l’individualisme. De grandes et belles forces lui ont dû leur éveil, en attendant que son excès nous apparût comme une cause de faiblesse. Dans l’ordre intellectuel, il s’est manifesté par le romantisme, exaltation du moi individuel, et enfin par la prédominance de l’esprit critique, qui donne la plus exacte mesure de ses progrès. Pour constater et définir le triomphe de l’individualisme, je laisse la parole à l’écrivain qui eut le don de résumer si clairement toutes ses vues d’ensemble :


Toujours grande, sublime parfois, la révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter ; mais c’est une expérience manquée. En ne conservant qu’une seule inégalité, celle de la fortune ; en ne laissant debout qu’un géant, l’Etat, et des milliers de nains ; en créant un centre puissant, Paris, au milieu d’un désert intellectuel, la province ; en transformant tous les services sociaux en administrations, en arrêtant le développement des colonies et fermant ainsi la seule issue par laquelle les États modernes peuvent échapper aux problèmes du socialisme, la révolution a créé une nation dont l’avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix, où la noblesse ne peut que déchoir. Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfans sont un inconvénient pour le père, où]toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l’homme avisé est l’égoïste qui s’arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où l’homme et la femme sont jetés dans l’arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété est conçue non comme une chose morale, mais comme l’équivalent d’une jouissance toujours appréciable en argent, un tel code, dis-je, ne peut engendrer que