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attentive, le plus chatoyant et le plus moderne en apparence des philosophes demeura toujours l’élève de Saint-Sulpice, une raison pure lâchée dans les faits, fascinée par la rigueur de quelques propositions scolastiques.

Résumons ces propositions, qui reviennent dans chaque volume, exprimées avec les mêmes termes, comme les articles de son Credo. — L’univers obéit à des lois invariables, et l’on n’a jamais constaté de dérogation à ces lois. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu dans le monde trace d’une volonté particulière, d’une intention, en dehors de celles qui sont le fait de l’intelligence humaine. Deux élémens, le temps et la tendance au progrès, expliquent l’univers. Une sorte de ressort intime, un nisus, pousse tout à la vie et à une vie de plus en plus développée. Il y a une conscience centrale de l’univers qui se forme progressivement et dont le devenir n’a pas de limites. (Ici, M. Renan ne fait que fondre et s’approprier les idées de ses maîtres allemands, Hegel et Schopenhauer.) L’avenir de l’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Le seul instrument de connaissance est la science inductive ; au premier rang, les sciences de la nature ; ensuite les sciences historiques, en tant qu’elles empruntent les procédés analytiques du naturaliste, du chimiste. La poursuite de la vérité par la science est l’idéal divin que l’homme doit se proposer. Tout est illusion et vanité, saut le trésor de vérités scientifiques lentement acquises et qui ne se perdront plus jamais. Augmentées par la suite, elles donneront à l’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur.

Pendant quarante ans, M. Renan a réglé tous ses dires sur cette doctrine, tous ses travaux sur la méthode analytique qui en découle. Je défie qu’on relève dans ses ouvrages une seule contradiction à ces points fondamentaux. Dans le monde de la pensée, en dehors des groupes orthodoxes, il a gagné bon nombre de ses contemporains à ses convictions ; il en a fait pénétrer quelque chose jusque dans les esprits les plus réfractaires à la totalité de ses conclusions. Et déjà, suivant la loi de chute des idées, cette doctrine descend dans les masses irréfléchies ; en tombant chez les simples, elle se déforme, se contracte et se cristallise en un petit résidu tenace. J’en ai eu naguère un exemple frappant : je dois le rapporter ici, car je ne sais rien de plus suggestif.

Je recevais, il y a quelques mois, la visite de ce compagnon anarchiste qui s’avisa de venir échanger des vues et glaner des subsides chez la plupart de nos confrères du monde littéraire. Il avait un de ces crânes étroits, volontaires, où les circonvolutions cérébrales ne saisissent que deux ou trois idées, qu’elles ne lâcheront