Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Renan fut l’homme le moins soucieux de construire un système ; il eut une doctrine et une méthode, ce qui suffit amplement pour expliquer son long règne intellectuel. Les gens du monde, — il affectionnait cette désignation, où il mettait une pointe de dédain sacerdotal pour tout ce qui est du siècle, — les gens du monde l’ont très mal lu ; ils n’ont guère lu que ses fantaisies littéraires, ses propos de table, et le livre signalé par l’éclat des polémiques, la Vie de Jésus, qui est peut-être le moins substantiel, le moins révélateur de ses ouvrages. Trompés par les retouches et les sinuosités de cette pensée, dès qu’elle passe aux applications pratiques de son principe théorique, les gens du monde n’ont pas vu la persistance de ce principe, foi de prêtre breton, phare de granit autour duquel jouaient sans l’entamer les eaux vaines qui composaient pour M. Renan tout le reste de l’univers. Qu’ils lisent le premier livre, le grand livre de l’écrivain, l’Avenir de la science : et les articles de la même époque, si le livre leur paraît suspect de corrections ultérieures. L’auteur se connaissait bien, quand il inscrivait en tête de l’Avenir : Hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne meâ. En le livrant sur le tard à la publicité, il plaisantait son « vieux Pourana, » son « encéphalite, » et cette prétention d’un jeune homme de vingt-trois ans à régenter les hommes, qu’il n’avait jamais vus, du fond de la mansarde où il vivait avec ses bouquins. M. Renan comprenait-il que de tous ses ouvrages, l’Avenir de la science est celui où il est le plus facile de saisir l’erreur du principe ? C’est aussi, je me plais à l’ajouter, le plus généreux, le plus sincère, et à bien des égards le plus puissant ; un acte de foi et d’espérance égarées, qui restera le véritable titre d’honneur de son auteur. Oui, il y eut vers 1848, dans cette mansarde de la rue des Deux-Églises, un des plus nobles spectacles que l’humanité puisse offrir : une jeune intelligence uniquement et effroyablement tendue vers la recherche de la vérité, un cœur d’une moralité supérieure, une conscience-déchirée par un cruel sacrifice où n’entrait pas un grain d’intérêt terrestre. Le matin de sa vie intellectuelle méritait toute l’admiration qu’on lui prodigua sur le soir pour des qualités moins austères.

Si l’on met hors de compte les toutes dernières années de cette vie, où son ironie prit quelque chose d’inquiet et de fébrile, peut-être parce qu’il sentait le gouvernement des esprits lui échapper, — la suite de ses écrits et de ses paroles publiques, depuis l’Avenir de la science jusqu’à l’Examen philosophique de 1889, n’est pendant quarante ans que le développement des mêmes principes ; développement logique, scolastique ; pour qui regarde d’une vue