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gavées de détails par les reporters ; trop tôt pour les intelligences réfléchies, celles qui ont besoin d’un peu de lointain pour embrasser toute la montagne, qui suspendent une partie de leur jugement, attendant l’heure calme où tomberont les passions haineuses et les enthousiasmes de commande. Selon l’usage de cette maison, quand elle perd un de ses amis du premier rang, la dette commune sera plus amplement payée à M. Renan. Quelqu’un saura dire les beaux aspects de cette vie de labeur, la genèse des idées chez le philosophe, la magie du talent chez l’écrivain, l’exquise aménité des relations chez l’homme, ce qu’il y avait de charmant et d’un peu décevant dans cette bonhomie inattentive, qui se faisait affable pour tous, qui n’accordait l’audience intime à personne.

Si le biographe aborde les débats religieux où M. Renan fut mêlé, je le suivrai avec d’autant plus d’intérêt que je me sens inhabile à discerner la seule chose qui importe, les contre-coups définitifs de l’œuvre en discussion sur la pierre angulaire de l’Église. Je doute qu’on puisse décider, avant cinquante ans au moins, si M. Renan a servi l’idée religieuse, comme il l’affirmait sans relâche, ou s’il l’a desservie, comme le déplorent les avocats de l’Église qui ressentent douloureusement une blessure momentanée. Au XVIe siècle, quand se levèrent Calvin et Luther, on n’aperçut d’abord que le dommage causé à l’Église mère. Nous savons aujourd’hui que le désordre de la discipline et des mœurs l’avait gravement affaiblie ; un remède héroïque la fit revenir à elle-même et lui rendit des forces pour garder la direction de l’esprit moderne, avec les nouvelles exigences qu’il allait manifester. Réveillée en sursaut, toute saignante du membre arraché, l’Église opéra sa réforme intérieure et produisit la grande génération chrétienne du XVIIe siècle. À notre époque, la discipline et les mœurs sont irréprochables ; qui oserait soutenir que le progrès des sciences profanes n’appelait pas une rénovation des études théologiques, un élargissement de certains points de vue ? L’avenir dira si les recherches audacieuses de M. Renan ont stimulé cette évolution ; en ce cas il aurait été, comme tant d’autres, l’excitateur involontaire de la force traditionnelle qu’il se flattait d’énerver. On assure que la plus grande voix du monde catholique, sollicitée de porter un jugement sur l’auteur de la Vie de Jésus, n’aurait laissé tomber que cette parole : oportet hœreses esse. Je reconnais là une charité sur laquelle d’autres pourraient se régler, et une sagesse qui pénètre le sens profond du mot de saint Paul ; il est bon que des souffles inquiétans viennent parfois ranimer la lampe du sanctuaire.

Non, je ne veux pas remuer ces anciennes controverses ; et je ne me permettrai pas de discuter la sincérité d’un homme qui a