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l’accompagnement égal et sûr qui le portait d’abord, un trémolo fait courir sur lui des frissons. Deux par deux, les petites doubles croches apparues tout à l’heure commencent à jeter des lueurs étranges. Les accords hachés reviennent à leur tour. Nulle période de la symphonie n’est plus pathétique. L’orchestre se débat, les notes dissonantes se heurtent ; des coups furieux sont portés et rendus. Lutte effroyable, mais tout intérieure, crise purement morale d’une âme livrée au doute, à l’épouvante, au désespoir. Tonnelle avait raison : « Dans la musique de Beethoven, ce ne sont pas des personnes qui parlent ou agissent, mais des êtres abstraits, impersonnels, des voix de l’âme (facultés, sentimens, puissances, de quelque nom qu’on les appelle), des principes ou des élémens. »

De cette crise quelle sera l’issue ? Comment sortirons-nous de ce désordre ? Brisé par sa propre fureur, l’orchestre tout à coup va défaillir. Maintenant, comme dit Berlioz, « ce sont des phrases plus douces, où nous retrouvons tout ce que le souvenir peut faire naître dans l’âme de douloureux attendrissemens. » Ça et là, encore des retours de colère et d’orgueil. Trois fois le thème héroïque donne l’assaut ; avec des éclats de fanfare, il monte plus haut que jamais il n’était monté. Mais de chaque sommet il est précipité. C’est par surprise qu’il reprendra l’avantage. L’entendez-vous errer furtivement et dans l’ombre ? Il se glisse, il approche. Blessé à mort, il tente vainement de se soulever ; il retombe sur des accords dolens, funèbres, qui le pleurent. Mais tout à coup, alors qu’on n’espérait plus, là-bas, dans une tonalité étrange, presque fausse, se ravivent les premières notes, si connues, si aimées. Par hasard, presque par imprudence, elles font éclater un foudroyant accord de septième, l’accord libérateur, comme disait Bettina, et voilà le thème ranimé, ressuscité. Il vit désormais de la vie éternelle. Et avec l’éternité, il semble qu’il ait l’immensité devant lui. Voilà pourquoi cette « rentrée » et en général toute « rentrée » chez Beethoven est si belle. C’est qu’elle nous emporte hors de l’espace et du temps. Elle nous donne l’impression de l’infini, et, par là, du sublime.

Le thème maintenant, comme il a passé par tous les degrés de la tristesse, passera par toutes les nuances de la joie. Les motifs secondaires aussi vont prendre un air de transfiguration et de fête. Tout le long de cette péroraison courent et s’allument des traînées de feu ; les doubles croches pétillent sur la crête des notes, des traits de violons filent comme des éclairs, et la mélodie triomphale ne se lasse pas de retentir. En elle, tous les élémens de la symphonie viennent se fondre. Voilà bien l’héroïsme, tel que le définissait Amiel : la concentration éblouissante et glorieuse du courage.