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C’est que, malgré ses souillures, elle est de naissance divine. Aussi bien, dans l’intention de Rouget de l’Isle, un royaliste emprisonné par la Terreur et sauvé par le 9 thermidor, la Marseillaise n’était pas révolutionnaire, mais patriotique. C’est contre l’étranger seulement qu’elle appelait aux armes.

On sait comment elle fut composée. Rouget de l’Isle, capitaine du génie, tenait garnison à Strasbourg, quand les volontaires du Bas-Rhin reçurent l’ordre de rejoindre l’armée de Luckner. Dietrich, maire de Strasbourg, ayant un soir (le 24 avril 1792) regretté que les jeunes soldats n’eussent pas de chant patriotique, Rouget de l’Isle rentra chez lui et dans un accès d’enthousiasme, écrivit d’un trait, paroles et musique, le Chant de guerre pour l’armée du Rhin. L’hymne fut arrangé aussitôt pour les orchestres militaires et joué dès la fin d’avril à Strasbourg. En juin, il produisit à Marseille un effet prodigieux. Les volontaires qui partaient pour Paris l’apprirent aussitôt ; ils le chantèrent en entrant dans la ville ; ils le chantèrent, hélas ! aussi le 10 août, et c’est d’eux que lui vint le nom de Marseillaise, Mais le nom primitif vaut mieux ; il est plus conforme à l’origine de l’hymne français et, je l’espère, à ses destinées.

De tous les chants nationaux, la Marseillaise est le plus héroïque. À côté de la Marseillaise, Partant pour la Syrie fait l’effet d’une complainte et l’Hymne des Girondins d’un refrain aviné. Quant aux chants étrangers, pour le mouvement et l’allure guerrière, aucun n’approche de la Marseillaise. Je les ai tous entendus naguère, devant Barcelone, où s’étaient rencontrés les vaisseaux de l’Europe entière. Tous planaient sur la mer paisible, dans le bleu des matins d’été : Dieu sauve la Reine ! Dieu garde l’Empereur ! Dieu protège le tsar ! Tous lents, tous calmes, ils priaient tous, et dans leur pacifique et religieux concert, notre Marseillaise appelait aux armes sans invoquer Dieu. Je me souviens qu’alors elle nous parut farouche, un peu impie, et que pour les jours de paix nous eussions souhaité peut-être un moins terrible refrain. Mais aux jours de guerre, aux jours de gloire, il n’en est pas de plus entraînant.

À quoi tient l’héroïsme de la Marseillaise ? — Au rythme et notamment à une particularité du rythme : le départ en levant, c’est-à-dire l’élan pris d’un temps faible pour retomber sur un temps fort : Allons, enfans de la patrie ! Aux armes, citoyens ! Rappelez-vous comment le coup porte sur : enfans et sur : aux armes. Toute l’impulsion du morceau tient à cet ictus rythmique. Les rythmes de ce genre, appelés anacrousiques (qui frappent en levant), caractérisent presque toute musique héroïque. Le Chant du départ, lui aussi, frappe en levant ; mais les deux premières notes, les trois premières même, descendent au lieu de monter