Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reparaît et s’impose à l’oreille la moins exercée. On mènerait des conscrits au feu rien qu’en battant du tambour, un instrument qui n’a que le rythme, et un enfant reconnaîtra de suite que vous lui jouez une marche, sur une table, avec vos doigts.

Une marche ! l’héroïsme militaire n’est autre chose que la marche de tout notre être au-devant du danger, de la mort, s’il le faut, et la musique n’est si merveilleusement propre à traduire ou à provoquer ce mouvement sublime, que parce qu’elle est elle-même mouvement. Elle pourrait dire comme Hernani : Je suis une force qui va. De cette force à la fois mouvante et motrice, la double nature physique et esthétique a été étudiée de très près dans un intéressant ouvrage anglais : le Pouvoir du son[1]. « Autant qu’une chose peut être suggérée par une autre, écrit M. Gurney, le mouvement physique est continuellement suggéré par la mélodie. » L’auteur constate une différence caractéristique entre la mélodie et les conceptions abstraites de notre esprit. La mélodie nous produit, dit-il, un effet que ne produisent jamais, par exemple, les idées de hauteur, de poids ou de force. Non-seulement la mélodie nous donne l’impression du mouvement ; mais elle nous invite, nous excite à nous mouvoir. Les idées citées plus haut se sont bien formées, comme l’idée de la mélodie, dans le domaine de l’expérience physique, mais habituellement nous nous représentons la hauteur d’une tour sans penser à en faire l’ascension, son poids, sans réfléchir à sa chute sur notre tête. Dans la mélodie au contraire se trouve toujours impliqué quelque chose de plus que la représentation du mouvement : l’impulsion directe au mouvement même, et c’est cette impulsion qui fait marcher ou danser au son de la musique les enfans, les sauvages et les animaux.

La musique est le seul art où le mouvement s’allie à la force. Dans l’architecture, la sculpture ou la peinture, la force existe ; elle y a même certains avantages : elle y est palpable et visible, mais immobile aussi, et cette immobilité fait que l’œuvre sculptée, bâtie ou peinte aura toujours moins de vie que l’œuvre sonore. Voyez des bataillons défiler sur une toile ; puis écoutez la Marseillaise, et des deux armées dites laquelle marche le mieux.

Les Grecs avaient senti l’étroitesse du rapport entre le rythme et l’expression des sentimens que M. Gevaërt appelle « les sentimens élevés, prenant leur source dans la conscience morale de l’individu : religion, héroïsme, souffrance noblement endurée. » À la traduction de tels sentimens, ils avaient affecté particulièrement les rythmes binaires. Les modernes ont fait de même souvent, et plus d’une page héroïque est rythmée à deux ou à quatre temps.

  1. The Power of sound, by Edmund Gurney (London ; Smith, Elder and C° ; 1880).