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Elle existe, et c’est peut-être pour en voiler l’horreur que la musique lui fut et lui sera toujours unie. La musique est plus naturelle et plus nécessaire encore au combat qu’à la religion et à l’amour. Il est plus facile aux hommes de prier ou d’aimer que de s’entretuer en silence. Chez les animaux, les oiseaux surtout, mais chez certains quadrupèdes aussi, voire chez d’humbles bestioles, l’araignée ou le grillon, la colère autant que l’amour provoque le chant. L’homme enfin, sauvage ou civilisé, s’est toujours excité au combat par la musique. C’est à grand bruit que Gédéon défit les Madianites, et l’on n’aurait jamais pris Jéricho sans trompettes. Quelle vertu possèdent donc les sons pour fortifier notre âme et l’élever au-dessus du danger ? Les enfans chantent dans les ténèbres pour couvrir de leur petite voix les voix terribles du silence. Les chevaux mêmes hennissent et se cabrent au son des clairons et des tambours. Double et mystérieux pouvoir de la musique : elle apaise et elle excite ; elle berce la souffrance et réveille le courage ; elle met sur les fronts qu’elle aime des roses ou des lauriers.

Aucun autre art, sauf la poésie et l’éloquence, n’inspire, et n’exprime ainsi l’héroïsme. Une statue, un temple ne provoqueront jamais l’enthousiasme guerrier ; un tableau n’entraînera point une armée. L’animal, dont nous parlions plus haut, n’est sensible qu’à la seule musique. Et sur le cheval, par exemple, notez que ce n’est pas le bruit qui fait impression, mais la musique, c’est-à-dire le bruit réglé et modifié par certaines lois. De ces lois il semble que la plus nécessaire à l’expression du sentiment belliqueux, celle qui nous le fait le plus sûrement éprouver ou reconnaître, ce soit le rythme. L’héroïsme en musique est une question de rythme plus que de mélodie, d’harmonie ou d’instrumentation. Certes, il y a des instrumens plutôt guerriers, comme d’autres plutôt religieux, amoureux ou descriptifs. Ainsi l’orgue ne se prête qu’à la prière ; le hautbois et le cor nous parlent des champs et des forêts et ce sont les violoncelles qui répondent aux soupirs de Raoul et de Valentine, de Juliette et de Roméo. De même la trompette est l’instrument belliqueux par excellence. La musique héroïque sait pourtant s’en passer et par le rythme seul évoquer des idées martiales : écoutez la chanson de Claire dans Egmont, ou, dans le finale de la symphonie héroïque, la fameuse gamme des violons. Le rythme au contraire est essentiel à l’héroïsme musical. Toute musique de guerre est rythmée, depuis la charge ou la retraite, jusqu’à la Marseillaise ; du chœur de Judas Macchabée à la Chevauchée des Valkyries. Prenez dans notre art les plus belles pages de tendresse ou de piété, vous en verrez la beauté consister presque toujours dans l’harmonie ou à la mélodie ; dans le rythme, presque jamais. Mais revenez aux pages guerrières, la puissance rythmique aussitôt