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savaient ce dont elle était capable, l’ayant vue à l’œuvre ; mais, plus forte qu’eux, elle les entraînait.

Désireux de la reprendre en main, Crespo ne précipitait pas les événemens. Il respirait depuis que, ravitaillé par mer, solidement assis sur la côte, il n’avait plus à craindre de manquer d’armes et de munitions. Avant de s’attaquer aux villes riches et populeuses de Valencia, de Puerto-Cabello, de Caracas, il voulait établir une discipline sévère dans les rangs de ses soldats improvisés, les organiser militairement et prévenir, en cas de succès, des scènes de pillage et de violence qui soulèveraient contre lui l’opinion publique et motiveraient à coup sûr l’intervention des bâtimens de guerre étrangers mouillés dans le port de la Guayra. Puis il attendait, pour pousser plus avant, la réponse du docteur Rojas Paul, alors émigré à Curaçao, à l’offre qu’il lui faisait, sous certaines conditions, de favoriser son avènement à la présidence de la république. Le docteur Rojas Paul avait déjà rempli ces hautes fonctions. Crespo et lui s’étaient connus dans l’une de ces circonstances qui font de l’existence des hommes d’État de l’Amérique du Sud la plus accidentée qui se puisse imaginer. Pendant un temps, adversaires politiques, enrôlés un moment sous des bannières ennemies, le hasard des événemens militaires avait jeté Crespo, prisonnier, entre les mains de Rojas Paul. Les égards avec lesquels ce dernier traita son captif, la magnanimité de ses procédés, rapprochèrent ces deux hommes, populaires à des titres différens, Crespo comme soldat, Rojas comme politique. De là l’offre de Crespo de le ramener à la présidence, offre que Rojas accepta.

Ce rapprochement donnait un point d’appui extérieur à l’insurrection, Rojas Paul étant, à Curaçao, le chef des nombreux exilés politiques qui y attendaient l’heure de rentrer dans leur patrie ; il écartait, en outre, tout soupçon d’ambition personnelle de la part de Crespo, mais si ce dernier affectait de céder un pouvoir éventuel, il n’entendait pas plus se dessaisir de la direction militaire que se désintéresser de la question politique, et il avait posé les conditions mises à son concours. Elles étaient ratifiées et, à la fin d’avril, un double manifeste de Crespo et de Rojas Paul attestait leur entente et leur objectif commun. Ils réclamaient impérieusement la démission et la mise en jugement de Palacio. Rojas appelait aux armes les Vénézuéliens bannis ou émigrés à Curaçao ; il les armait et les mettait à même de rejoindre Crespo, qui resserrait le blocus de Valencia.

Ici se place un épisode, quelque peu romanesque, encore mal éclairci, et qui, comme le précédent, met en relief le côté chevaleresque de ces hommes dont, tant de fois, la cruauté étonne.