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hâte, les troupes de Palacio, adossées à Polito, faisaient face aux Indiens. Chargeant à leur tête avec impétuosité, Mora ralentit graduellement leur élan et, devant le feu de l’ennemi, fit mine de se replier en arrière, attirant à sa poursuite les défenseurs de Polito, sur lesquels, faisant volte-face, il se rua tout à coup, engageant le combat corps à corps. La souplesse et l’agilité de ses Zambos, leurs terribles machétés leur donnaient, dans cette lutte d’homme contre homme, une incontestable supériorité. Le combat fut court, mais sanglant ; les troupes régulières lâchèrent pied devant « cet abordage de démons » et, pêle-mêle, vaincus et vainqueurs entrèrent dans la ville emportée.

Ce succès ouvrait la route du nord ; il livrait à l’insurrection les petits ports de Moron et de Punta-Chavez, par lesquels Crespo recevait enfin les armes et les munitions que ses adhérens, réfugiés à Curaçao, lui faisaient tenir par trois goélettes qui, depuis plusieurs jours, croisaient au large. Soixante-quinze milles seulement séparent Curaçao de la terre ferme.

En se prolongeant, la lutte prenait, de part et d’autre, un caractère plus inhumain. La cruauté indienne s’éveillait, surexcitée et déchaînée. On le vit bien par l’assassinat de Quevedo, l’un des généraux les plus redoutés de Palacio et surnommé l’Hyène à cause de son instinctive férocité. Partisan intrépide et cupide, il avait amassé, dans les guerres civiles, une fortune de plusieurs millions et possédait dans l’Etat de Guzman Blanco, près de Los Tequès, d’importantes plantations de café. Surpris avec son aide-de camp, le colonel Armés, il fut jeté à bas de son cheval, assommé à coups de pierre et découpé en morceaux. Son compagnon subit le même sort.

Si la nouvelle du meurtre de Quevedo était accueillie par des transports de joie au camp de Crespo, à Caracas on saluait avec une joie non moins barbare celle de la capture, à Ciudad-Bolivar, de l’un des fils de Crespo, et les vociférations de la populace arrachaient au président Palacio l’ordre de mettre le prisonnier à mort si son père marchait sur Caracas. Ce n’était qu’une menace. Non plus que Crespo n’approuvait l’attentat contre Palacio ni le meurtre de Quevedo, Palacio n’était capable de commander de sang-froid l’exécution d’un captif. L’un et l’autre pactisaient avec les fureurs soulevées par eux et autour d’eux ; faute de pouvoir les contenir, ils leur donnaient la sanction de leur autorité, mais, de part et d’autre, ils redoutaient ce déchaînement de passions brutales, cette soif du sang qui s’allume chez l’Indien brusquement arraché à son travail quotidien, à sa passive obéissance, et revenant à la condition de bête fauve, inconsciente et sanguinaire. Ils