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nous la voyons copier les erremens de l’Europe, avancer à pas de géant, puis, brusquement, s’arrêter, hors d’haleine. Tantôt, comme au Chili, grisé de gloire militaire, elle convertit Santiago en un Berlin américain et noie, dans une lutte fratricide, ses velléités soldatesques. À copier servilement l’Europe ou l’Amérique du Nord, ces républiques hispano-américaines font fausse route ; elles se heurtent à d’imprévus obstacles, à ces élémens primitifs, irréductibles, dont il leur faut tenir compte et qui, quoi qu’elles en aient, les orientent dans une voie différente pour aboutir à un résultat autre.

Ces élémens primitifs sont la race, le sol et le climat. Ni en Europe, ni dans l’Amérique du Nord, non plus qu’en Asie ou en Océanie, on ne les retrouve tels qu’ils apparaissent ici, dans leur variété multiple, dans leurs contrastes violens : le modernisme extrême coudoyant l’extrême barbarie, le luxe raffiné dans les grandes villes, la misère insouciante des peones et des gauchos dans les ranchos, et, comme dans la capitale du Paraguay, des vaches qui paissent dans les rues où l’herbe croît sous la lumière des lampes électriques. Au rebours de ce qui se passe ailleurs, la satisfaction des besoins a devancé leur éclosion. « Ici, écrit M. Th. Child, dans son intéressant volume sur les républiques hispano-américaines[1], toutes les phases et tous les progrès de la civilisation se manifestent dans des incarnations qui vont des Indiens nus et grelottans du canal de Smyth, auxquels l’usage du feu naguère encore était inconnu, aux opulentes créoles de Montevideo qui se rendent à l’Opéra dans un coupé attelé de deux trotteurs russes, portant des toilettes sorties des ateliers de Worth et des aigrettes de diamans venues de chez Boucheron, et n’en restent pas moins des femmes très primitives, si on les compare aux femmes raffinées, et complexes à l’excès, de Londres, de Paris et de Saint-Pétersbourg. »

Même contraste dans le sol et dans le climat et aussi entre les plantations de l’Amérique tropicale et les estancias de la République Argentine, entre les hauts plateaux des Andes et le littoral brûlant, entre la matin, virgen, la forêt vierge du Brésil, et la région pampéenne, aux lointains fuyans, aux longues lignes plates. Ce contraste est partout, et partout, de cette amalgamation, de ces élémens disparates, se dégage lentement et péniblement une civilisation distincte de la nôtre, nonobstant les nombreux emprunts qu’elle lui fait.

Dans la superposition des races, l’antithèse s’accentue encore. Partout, sur ce sol, nous voyons une race dominante et une race inférieure : des blancs et des Indiens, des métis, des nègres et des

  1. 1 vol. gr. in-8o ; Librairie illustrée.