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qu’ils n’éventrassent comme moutons appartenant à leurs étables. Ils faisaient des paris à qui, d’un coup de coutelas, ouvrirait un homme par le milieu du corps ou lui enlèverait la tête, ou lui découvrirait les entrailles. Ils arrachaient les enfans du sein de leur mère, et, les prenant par les pieds, leur écrasaient la tête contre les rochers. D’autres fois, aux gens qu’ils voulaient mettre à mort, ils coupaient les deux mains, et les leur faisant porter suspendues, ils leur disaient : Allez porter ces dépêches ! pour dire : Allez donner des nouvelles à ceux de vos compagnons qui se sont enfuis dans la montagne ! Ils tuaient communément les nobles de la manière suivante : les attachant sur des grillages tressés avec des baguettes, assujettis à l’aide de fourches, ils les faisaient cuire par-dessous, à feu modéré, au milieu des cris que ces tourmens arrachaient aux victimes, jusqu’à ce que, désespérées, elles eussent rendu l’âme. »

« J’ai vu toutes les choses que je viens de dire et beaucoup d’autres infinies… »

Ainsi s’exprime l’évêque espagnol Las Casas, racontant la conduite de ses compatriotes dans l’île d’Haïti. Le Pérou fut encore plus mal partagé, s’il était possible, que les Antilles. Il échut au sanguinaire Pizarre, ancien porcher de l’Estrémadure, qui ne savait pas lire, et, progressivement, les neuf dixièmes de la population furent anéantis. Dix millions d’hommes, au bas mot.

À tous points de vue, le résultat a été acquis, et probablement à titre définitif. Les anciens sujets des Incas, dont le nombre va toujours lentement décroissant depuis la grande décimation, ont tout perdu, patrie, génie, croyances, industrie, jusqu’à leurs traditions qu’ils ont fini par oublier. Pour combler ce vide, ils ont emprunté à leurs vainqueurs leur religion qu’ils se sont assimilée en l’avilissant, et dont l’enseignement leur est distribué par des padres ignares, superstitieux, rapaces, tristes pasteurs de misérables brebis. Voilà toute leur existence intellectuelle. À l’égard matériel, ils occupent mollement quelques heures de la journée dans des travaux, qui, quels qu’ils soient, sont exécutés à la façon dont le bœuf trace son sillon, sans que le cerveau y prenne plus de part que celui du ruminant, et dont les procédés se poursuivront sans amélioration, vraisemblablement aussi longtemps que durera leur race. Même à des Aymaras, une telle vie finirait par peser, s’ils n’avaient un puissant et terrible dérivatif dans l’alcool. Les classes irlandaises les plus ravagées par les mortelles boissons que notre commerce moderne se plaît à répandre, peuvent être assurées qu’il existe ici des tribus inférieures et amies qui leur serviraient de repoussoir. Hommes et femmes s’adonnent à l’ivresse