Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/370

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

netteté des montagnes très distantes, dont on se croirait très près, car l’œil n’a pas encore acquis l’habitude de l’optique propre à ces régions élevées. Dans le même ordre de surprises, des individus placés tout au sommet d’une colline font l’effet d’être plus grands que nature. Le regard est désorienté.

La diligence est attelée, une diligence comme il n’en existe plus en France ni en Europe ; le véhicule du monde qui personnifie le mieux les idées de départ et de voyage, qui donne le mieux la sensation d’aller de l’avant, pour qui semble avoir été forgée cette expression de « par monts et par vaux ; » celui qui, autant que le navire s’éloignant du port, éveille chez le spectateur l’envie folle de s’en aller aussi par le globe voir des choses inconnues, des choses nouvelles. — C’est une vaste voiture de dix-huit places, que huit vigoureuses mules vont tout à l’heure enlever comme une plume et qui, bondissant à la suite de son attelage, sillonnera au milieu d’un nuage la poudreuse pampa, tantôt le long de la route assez indistinctement tracée, tantôt purement et simplement à travers champs, avec la fantaisie d’un jeune cheval galopant pour son plaisir. Cela si rapidement qu’en sept heures elle aura dévoré les 75 kilomètres qui nous séparent de La Paz, laissant encore à la colonie roulante le temps de déjeuner à mi-chemin.

Depuis quelques années, on peut parcourir de la sorte la moitié de la Bolivie, qui est grande comme trois France, en passant et repassant sans cesse des hauts plateaux froids et stériles où l’air est rare, aux campagnes tempérées et verdoyantes, et de là aux vallées torrides dont l’épaisse et chaude atmosphère couvre la végétation intertropicale.

On s’embarque : des dames, des enfans, des jeunes gens, des messieurs mûrs ; un empilement méthodique qui n’en finit plus. Le gros est casé à l’intérieur, mais des voyageurs détachés prennent place à côté du postillon. On en voit enfin tout un rang au-dessus de sa tête. Ceux-là dominant la plaine, le regard portant loin, la physionomie grave et hautaine, expression due peut-être à une certaine attention à ne pas tomber, plus spécialement imposée de ce poste surélevé.

Le fouet trace deux ou trois zigzags et le claquement détermine l’ébranlement de la file des mules. Elles sont trop nombreuses pour partir d’un bloc. C’est un mouvement qui se communique de l’une à l’autre avant que la diligence ait bougé d’une ligne. Mais quand l’effort isolé de chaque bête a donné la résultante totale de traction, on voit la grosse voiture s’échapper d’un trait. En deux bonds, le conducteur indien a atteint la machine fuyante où il s’accroche avec une adresse d’acrobate, à deux courroies suspendues à l’arrière, pendant que les mules mêlées dans le désordre