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l’Amérique méridionale : des dames dont plusieurs portent avec beaucoup d’aisance nos dernières modes, plus élégantes qu’au Chili, moins assujetties à l’empire de la mante qui exclut le chapeau et la coiffure. Des messieurs costumés comme sur le boulevard que quelques-uns d’entre eux connaissent sans doute, puisque Paris est La Mecque des hadji hispano-américains assez fortunés pour aller puiser à la source les traditions de la fashion. Seuls, quelques vastes chapeaux de feutre, accentuant tout de suite le visage qu’ils ombragent, rappellent le nom de Bolivar qui affranchit ces contrées ; et des couvertures aux nuances particulières, des manteaux bariolés comme la robe de Joseph qui, en excitant la jalousie de ses frères, lui joua un si mauvais tour, font souvenir que ce pays est la patrie des chameaux nains aux fourrures précieuses, des lamas, des alpacas, des vigognes, inconnus à notre continent.

La campagne file, file par les portières. Nous ne grimpons pas encore ; nous volons sur la terre horizontale. Le sol est d’une aridité complète, sablonneux, et, comme si ce n’était pas assez de ce gage d’infécondité, recouvert par grands espaces d’efflorescences salines. — Voici des villages indiens, des huttes de terre, des huttes de broussailles, aussi pauvres que les paillottes siamoises du Mé-Nam ou les maisons d’argile du Peï-ho, dans la Chine du Nord. On pourrait les confondre, car les arts, dans les différens pays, ont à peu près le même point de départ. Ce n’est qu’après s’être raffinés qu’ils acquièrent une originalité et qu’on distingue, sitôt que l’œil peut les atteindre, un temple péruvien d’une pagode cambodgienne. — Voilà enfin des habitations toutes de fantaisie, dont le style s’est plié aux nécessités d’une situation précaire, plus simples encore que le monument créé par l’enroulement de feuilles d’acanthe autour d’une corbeille accidentellement coiffée d’une brique, qui donna à Callimaque l’idée de l’ordre corinthien. Ce sont des espèces de tentes, mais bien moins confortables que la maison de toile des nomades organisés, des toits sans fermetures latérales posés sur le sable, deux plans inclinés formés par des portes et des volets soustraits dans la démolition de quelque vraie maison d’un plus sérieux village avoisinant. On voit brusquement inscrits dans ces triangles, des individus couchés ou tout au plus assis, entourés d’un mobilier conforme à la détresse de leur demeure.

Nous montons. Au loin apparaît la charmante campagne de Tambo. C’est dans une échappée de vue à travers les puissantes montagnes, proches où distantes, qui nous entourent, une étendue de champs verdoyans, plate et nettement découpée sur la vallée de sable, une oasis de plantations de cannes à sucre et de riz.