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Car, dans le port, déjà, commence l’étranger. L’esprit est détaché de la terre ferme par l’aspect des voiles, et on entend résonner autour de soi la langue de si et la langue de yes. C’est le voisinage de l’Angleterre, l’influence de l’Amérique anglaise, des États-Unis, du Brésil, de l’Amérique espagnole. Tout parle de départ, de pays lointains et curieux, et le passager, plaint par ceux qui le voient s’embarquer, prend en commisération les gens que leurs occupations condamnent à la vie immobile.

Le Tafna est à sa place, dans son bassin, et le pont présente l’animation qui annonce l’imminent démarrage du paquebot. Mais le ciel ne vaut pas celui de Marseille : des nuages amoncelés et un vent froid d’une violence extrême. On peut à peine se tenir debout sur le pont. — Ce n’est pas un départ d’Orient. Cependant, la machine fonctionne avec la lenteur d’un rouage de montre, et le navire commence à nager bien doucement dans l’étroit canal formé par deux longs bras de maçonnerie.

À l’extrémité de la jetée, toute une armée de curieux est groupée : les désœuvrés, les plus tenaces souvent, les derniers à partir, les derniers à ne pas venir. Puis les parens, les amis, ceux qui ont quelque intérêt confié à ce Tafna, dont les flancs emportent tant de marchandises et d’espérances. Et tous regardent passer notre bateau. Mais ils n’ont pas les mêmes facilités de confort que les vieillards de Faust vidant leurs verres dans la contemplation des bateaux qui contournent le pied des coteaux. Éole lait rage et, entre les doigts serrés, les mouchoirs déployés en signe d’adieu apparaissent tendus par lèvent comme des pavillons de grand mât. Tout va bien, pourtant ! mais

À peine nous sortions des portes de Trézène,


c’est-à-dire à peine franchissons-nous la sortie du canal protecteur, que nous sommes reçus par la plus désordonnée des mers. Le Tafna se met à danser follement. La secousse est trop peu ménagée. En deux minutes, à peu près tout le bâtiment est malade, et l’affliction dont le degré doit être assez sensiblement le même pour chacun ne varie que par le plus ou moins d’énergie avec lequel elle est supportée. — Il n’est pas nécessaire d’une tempête pour imprimer à un navire son maximum d’agitation désagréable ; un simple très gros temps y réussit parfois mieux qu’un ouragan. C’était notre histoire, et pour moi, jusqu’à ce jour indemne, durant les quarante-huit heures que se prolongea cette mer sans pitié, il me fut impossible d’absorber en alimens la valeur d’un dé à coudre.