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dégage nous semble dépasser quelque peu la mesure ; car, évidemment, il serait paradoxal de parler de l’affaiblissement de l’Allemagne, et pourtant un raisonnement calqué sur le précédent ferait dire qu’elle ne représente plus que 15 pour 100 là où elle représentait 20 pour 100 il y a deux cents ans. Le seul empire qui ait assez grandi pour ne rien avoir à craindre de ce mode d’appréciation est l’empire russe, qui, comme nombre d’habitans, formait à peine, au XVIIe siècle, la cinquième partie d’un groupe dont il forme aujourd’hui le tiers. C’est là un épanouissement que la France de 1892 n’a pas à regretter. Mais il vaut toujours mieux pouvoir compter sur soi-même que sur autrui. Or, à nous seuls, que pèserons-nous dans la grande balance européenne dans cinquante ans ou dans cent ans[1] ?

À coup sûr, la nation française, malgré ses malheurs récens et son infécondité présente, tient encore une grande et belle place dans le monde. La puissance numérique n’est pas tout ici-bas, et les démographes eux-mêmes ne songent pas à dire : finis Galliœ ! Mais il faut, bien considérer l’avenir. Hors de France, sur les bords de la Tamise, sur les rives de l’Escaut, du Rhin, de la Vistule, du Danube et du Pô, les dernières générations ont été singulièrement prolifiques et, quoiqu’il se manifeste quelques velléités de ralentissement là même où la natalité se donnait si librement carrière, on ne peut pas se dissimuler que nous sommes destinés à nous voir de plus en plus distancés par nos rivaux. L’Europe, le monde, continuent à se peupler rapidement, pendant que la France se demande si elle ne va pas se dépeupler[2]. Considérées dans leur ensemble, les races européennes progressent encore, annuellement, de plus de 7 1/2 pour 1000. Or, à ce taux, s’il devait persister, l’impassible arithmétique nous montre que les 1,500 millions d’habitans que porte aujourd’hui la terre[3] lui en promettraient 3 milliards dans 93 ans, 6 milliards dans 186 ans, 24 milliards dans 372 ans, 256 milliards dans 744 ans et 2,625 milliards dans 1,000 ans. Il est clair que nous sommes là en plein rêve et que,

  1. M. Charles Richet, dans une solide étude sur l’Accroissement de la population française, qui a paru ici même il y a dix ans (Revue des 15 avril et 1er juin 1882), prévoyait qu’en 1932 la population de notre pays représenterait, tout au plus, 7 pour 100 de la population totale des grandes puissances. Cette hypothèse, fondée sur les faits constatés en 1880, pourrait presque, aujourd’hui, être taxée d’optimisme.
  2. L’empire d’Allemagne, par exemple, tout en déversant chaque année sur le monde des centaines de milliers d’émigrans, a vu sa population intérieure augmenter de 8 millions 1/2 depuis 1871 (41 millions en 1871, 49.4 en 1890). De 1885 à 1890, la progression y est encore de 11 pour 1,000.
  3. M. Levasseur dit 1,497 millions ; les successeurs du docteur Petormann disent 1,480 ; M. Kavenstein dit 1,408 et M. Otto Hubner 1,455. Ces chiffres risquent plus de pécher par omission que par exagération.