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conquête, 8 millions 1/2 sous les Antonins, de 6 à 8 millions au temps de Charlemagne, de 20 à 21 millions dans la première moitié du XIVe siècle et environ 20 millions vers la fin du XVIe. Voilà, dira-t-on, une marche bien irrégulière. Ce qui doit étonner, ce n’est pas que la population de la France féodale ait pu tripler en cinq cents ans ; c’est qu’une progression si lente ne se soit même pas continuée. Mais depuis que l’histoire s’est mise, un peu tardivement, à retracer la vie des peuples en même temps que celle des rois, on ne sait que trop à quel degré de misère et de découragement l’invasion anglaise d’abord et ensuite la guerre civile avaient réduit nos campagnes.

Au surplus, il n’est pas besoin de remonter si haut dans le passé pour voir des causes semblables produire des effets analogues. La guerre de trente ans n’a-t-elle pas fait le vide dans nos provinces de l’Est ? Et la haine du huguenot n’a-t-elle pas, il y a deux cents ans, retiré à Louis XIV trois cent mille de ses sujets, perte d’autant plus funeste que les fugitifs, emportant avec eux la prospérité d’une foule de localités, allaient enrichir de leur labeur et de leur industrie la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre ? La fin du grand règne a été plus ruineuse encore, et rien ne le prouve mieux que la simple comparaison de ces deux chiffres, applicables l’un et l’autre au territoire actuel de la France : 21,136,000 habitans en 1700 et, tout au plus, 18 millions vers 1715 ! L’accusation qui se dégage de ce rapprochement est d’autant plus grave que ce ne sont pas là, comme tout à l’heure, des supputations conjecturales. L’enquête la plus attentive dont la population du royaume ait été l’objet sous l’ancien régime a précisément coïncidé avec la fin du XVIIe siècle. C’était pour l’instruction du duc de Bourgogne que M. de Beauvillier, gouverneur du jeune prince, en avait conçu l’idée. Mais Vauban et Fénelon collaborèrent à la rédaction du questionnaire, et le roi intervint en personne, a voulant, disait-il, être pleinement informé de l’état des provinces du dedans de son royaume. » Tout n’est pas d’égale valeur dans les « mémoires des intendans, » et ces hauts fonctionnaires n’ont pas tous répondu avec la même netteté aux questions très nettes qui leur étaient posées, notamment au point de vue démographique : « nombre des villes ; nombre des hommes en chacune ; nombre des villages et des hameaux ; total des paroisses et des âmes de chacune ; consulter les anciens registres pour voir si le peuple a été autrefois plus nombreux qu’aujourd’hui ; causes de sa diminution, etc. » Quoi qu’il en soit, les calculs des administrateurs de l’époque, coordonnés et révisés dès le début par Boulainvilliers et Vauban, repris en sous-œuvre de nos jours par M. des Cilleuls, jettent beaucoup de lumière sur un problème qui, même après Colbert, était