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voulu se faire dispenser de cette corvée, mais le roi tenait à son idée : il fallut s’exécuter. L’opération dura dix mois ; puis le prince des armées fit son rapport : il prétendait avoir trouvé 1,300,000 hommes en état de porter les armes. M. Levasseur dénonce l’exagération probable de ce chiffre. On sait, au surplus, que l’affaire finit mal. David dut s’accuser d’orgueil et de folie, et Dieu lui ayant donné le choix entre trois châtimens, la famine pendant sept ans, l’invasion pendant trois mois ou la peste pendant trois jours, le roi choisit la peste, ce qui semblait assez sage, et perdit du coup 70,000 hommes.

Cette expérience malencontreuse a dû contribuer à dégoûter les Orientaux de la statistique. Ils la méprisent et s’en défient. Joab avait dit à David : — « Que le Dieu tout-puissant multiplie votre peuple ; mais pourquoi vouloir le compter ? » — En plein XIXe siècle, le cadi de Mossoul répondait de même à sir Henry Layard, qui lui avait demandé des renseignemens précis sur la population de la ville, sur son commerce, sur sa richesse : — « O mon illustre ami ! ô joie des vivans ! ce que tu me demandes est à la fois inutile et nuisible. Bien que tous mes jours se soient écoulés dans ce pays, je n’ai jamais songé à en compter les maisons, ni à m’informer du nombre de leurs habitans. Ce que celui-ci met de marchandises sur ses mulets, celui-là au fond de sa barque, c’est une chose qui ne me regarde nullement. O mon ami, ô ma brebis, ne cherche pas à connaître ce qui ne te concerne pas[1]… »

Les Romains, esprits plus pratiques, dédaignaient moins la statistique et organisaient mieux la comptabilité humaine. Les questionnaires de leurs censores formaient la base d’un état civil très complet. Le citoyen n’avait pas seulement à décliner ses noms, prénoms et surnoms, mais aussi à faire connaître ses parens, ses patrons, sa tribu, enfin son âge et sa fortune. L’interrogatoire comportait une mise en scène presque théâtrale. Le grand bas-relief du Louvre où le censeur romain est représenté dans l’exercice de ses fonctions montre bien quels en étaient l’importance et le prestige. Ce beau marbre aurait pu fournir au tome Ier de M. Levasseur un frontispice approprié si, partisan convaincu des méthodes graphiques, l’auteur n’avait préféré à tout autre genre d’illustration les courbes sinueuses et les cartes teintées dont l’usage se répand chaque jour davantage et qui facilitent tant au lecteur, novice ou non, l’intelligence des textes et l’interprétation des chiffres.

Limitée d’abord aux citoyens romains proprement dits, l’institution du cens finit par s’étendre aux provinces, et les dénombremens

  1. L’Islamisme et la science, conférence faite à la Sorbonne par Ernest Renan, en mars 1883.