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ont ou la singulière idée de choisir comme délégués. Il a même poussé le scrupule jusqu’à appeler auprès de lui M. Calvignac, cet étonnant maire de Carmaux, première cause de la grève. Puisqu’il avait accepté, il a fait ce qu’il a pu honnêtement, dans une intention sincère d’impartialité. Seulement, il est bien clair qu’en acceptant, M. Loubet écoutait sa bonne volonté plus que la raison politique et suivait un mouvement plus généreux que réfléchi. Il n’a pas vu qu’il pourrait peut-être difficilement concilier son rôle de chef du ministère et son rôle d’arbitre, qu’il risquait de compromettre le gouvernement lui-même en confondant trop ou en séparant trop ces deux rôles. Il pouvait compter dans tous les cas qu’il allait mécontenter les uns ou les autres, peut-être tout le monde, qu’il s’exposait à voir sa sentence contestée, désavouée ou bafouée. Et c’est ce qui est arrivé en effet ; mais ce qu’il y a certainement de plus curieux, c’est que cette sentence, le jour où elle a été divulguée, ait été surtout méconnue par ceux-là mêmes qui l’avaient le plus bruyamment invoquée.

On s’en souvient encore, la scène est d’hier. Dans cette première séance de la chambre où l’affaire de Carmaux était soulevée, on aurait dit qu’il y avait une impatience universelle d’en finir, de courir à un dénoûment. Plus impatient que tous les autres, M. Clemenceau ne cessait d’assaillir le président de la compagnie, M. le baron Reille, de ses interpellations et de ses objurgations qu’il croyait sans doute embarrassantes : — « Acceptez l’arbitrage, et tout est fini ! .. Prenez le président du conseil comme arbitre, les ouvriers l’acceptent ! » — Et si M. le baron Reille ne se hâtait pas, on le harcelait plus vivement : — « Acceptez-vous ? .. acceptez l’arbitrage de M. le président du conseil ! .. » — Eh bien, l’arbitrage a été accepté, la sentence a été acceptée par la compagnie, qui n’a pas dit un mot : c’est fait, — et ce sont aujourd’hui les délégués des mineurs, M. Clemenceau, tout le premier, M. Pelletan, M. Millerand, qui appellent l’arbitrage une « monstruosité, » une « trahison, » qui envoient à Carmaux des dépêches gonflées d’insinuations perfides contre l’arbitre de leur choix, qui prêchent de loin aux ouvriers le mépris de la sentence rendue et la continuation de la grève ! Voilà qui est au moins étrange ! mais alors qu’espéraient-ils, que voulaient-ils ? Ils n’invoquaient donc l’arbitrage que pour légitimer les agitations et les revendications socialistes ! Ils se flattaient donc d’avoir raison de la faiblesse de l’arbitre par les captations ou l’intimidation, de le compromettre avec les grévistes, — ou ils gardaient l’arrière-pensée de se servir contre le gouvernement des embarras qu’ils lui auraient créés ! Quel est le secret de cette lugubre comédie où l’on joue sans scrupule les salaires, le bien-être, le repos, peut-être la vie de milliers d’ouvriers ? Si c’était une tactique pour couvrir une retraite, elle a échoué devant la chambre. Les radicaux, qui prêchent la continuation de la grève, ont essayé ces jours derniers de prendre une