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qu’elle puisse faire, la déchéance est irréparable. Consentir à l’épouser, ce serait donc, pour essayer de ressaisir un rêve évanoui, se condamner tous les deux à une vie de souffrance. Et il se peut qu’Henriette Scilly se trompe, — je dis sur elle-même ; — il se peut qu’un jour, quand elle saura combien de choses le temps emporte avec lui dans sa course insensible, elle pleure son bonheur perdu ; il se peut même qu’elle meure de son sacrifice. Mais, en attendant, elle n’a rien fait qui ne s’explique par les données de son caractère ; — et il faudrait enfin savoir qu’en amour, comme en tout, une partie de notre dignité consiste à savoir nous priver de ce que nous désirerions le plus.

Si j’appuie sur ce point, c’est qu’en regrettant le dénoûment de la Terre promise, on a reproché à Henriette Scilly « d’obéir aux plus néfastes préjugés d’une éducation pharisienne, dont les scrupules, quand ils ne sont pas une basse hypocrisie, sont un outrage au plus pur sentiment de l’amour. » Voilà de bien grands mots ! Le même critique lui reproche encore « au point de vue social » le dangereux exemple de son sacrifice. « Force perdue, s’écrie-t-il, et quelle force ! un couple heureux et fécond ! » Je serais curieux de savoir ce que M. Paul Bourget a pensé de cette exclamation ! Car, d’abord, il n’a point répondu qu’Henriette Scilly ne se marierait jamais, et, d’autre part, il s’est porté pour ainsi dire garant que Francis Nayrac élèverait Adèle Raffraye. Mais surtout j’imagine qu’il pense comme nous que, le nombre de ceux qui donnent en ce monde « l’exemple de la richesse, » ou celui du bonheur, étant toujours assez considérable, « l’exemple du sacrifice, » et celui du dévoûment ne sont jamais à redouter. On n’a pas plus besoin d’inviter les hommes à « aimer » qu’à « s’enrichir, » et ils y sont toujours assez portés d’eux-mêmes. Mais, de sacrifier quelquefois leur « amour » ou leur avidité naturelle du lucre à quelque considération plus haute, c’est ce qu’on ne saurait trop leur conseiller. Il est bon, puisqu’il est nécessaire, qu’il y ait des « couples heureux et féconds ; » peut-être n’est-il ni moins nécessaire ni moins bon de ne pas borner l’idéal de l’homme au bonheur dans la fécondité.

Si c’est, comme je le crois, la leçon, ou l’une des leçons qui se dégagent de la conclusion du roman de M. Bourget, nous sommes donc de ceux qui la trouvent excellente. Il n’y a dans le dénoûment de la Terre promise ni « force perdue, » ni, dans la résolution d’Henriette Scilly, rien de « pharisaïque. » Elle fait ce qu’elle doit faire, étant donné son caractère, pour des raisons très pures et très nobles ; et, ces raisons étant très nobles et très pures, je ne crains qu’une chose, « au point de vue social, » c’est que sa résolution ne trouve pas assez d’imitateurs. On ne pourrait reprocher à M. Paul Bourget d’avoir trop idéalisé la personne de son Henriette que si par hasard on ne la trouvait pas assez vivante, assez réelle, assez vraie. Mais elle est seulement moins