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n’oublie pas peut-être la « question du droit de l’enfant, » s’intéresse pourtant, et nous intéresse davantage, dans la dernière partie de la Terre promise, au drame de l’amour de Francis Nayrac et d’Henriette Scilly ! Sans doute, j’entends bien qu’il n’y aurait pas de drame, ni de roman même, à vrai dire, s’il n’y avait pas l’enfant. Mais, jusqu’à présent, si nous nous étions surtout intéressés à Francis Nayrac, il semble maintenant qu’il s’efface ; et qu’une seule chose, qui est de savoir la décision que prendra sa fiancée, soutienne, suspende encore et passionne notre curiosité. Ne nous en plaignons pas ! Le charme pur et douloureux de cette figure de jeune fille a séduit évidemment M. Bourget lui-même, et ce que nous y avons gagné, c’est ce qu’il faut essayer de montrer.

Henriette Scilly n’épouse pas Francis Nayrac, et on a généralement trouvé sa résolution bien pharisaïque. « Une fille qui aime sérieusement, a-t-on dit, si virginale et pieuse qu’elle soit, garde des trésors d’indulgence pour l’homme qui l’a initiée à l’amour ; » et moi, je veux bien le croire, quoique, d’ailleurs, je n’en sache rien, et qu’il puisse y avoir plus d’une manière d’aimer « sérieusement. » Mais ce n’est ni à sa piété, ni à sa « virginité » qu’Henriette Scilly sacrifie son bonheur, et s’il se mêle sans doute un peu de jalousie dans sa résolution, s’il lui serait assurément pénible de voir quelquefois entre elle et son mari passer le fantôme de l’ancienne maîtresse, elle obéit cependant, en se séparant de Francis Nayrac, à des raisons plus hautes et plus nobles. Il l’a « initiée à l’amour, » mais il l’a surtout initiée à la vie. Lorsqu’elle a surpris le secret de sa confession, elle a frissonné d’épouvante ou de dégoût bien plus que de colère, comme si quelque mystère impur lui avait été soudainement révélé. Elle a jugé la vie, comme à la lumière d’une clarté subite, avec ses compromissions, ses lâchetés, ses vilenies, ses hontes, et elle en a eu peur. Tout ce que les apparences de la correction bourgeoise, tout ce que le voile élégant des convenances mondaines peuvent dissimuler de misérable ou de bas, elle en a eu l’intuition douloureuse, elle a senti l’horreur de s’y mêler jamais l’envahir tout entière.

Et elle a aussi jugé son fiancé. Dégradé pour elle par sa conduite même à l’égard de Mme Raffraye, et surtout de l’enfant, déchu, par son propre mensonge et son inutile duplicité, de la hauteur d’estime et d’amour où elle l’avait placé, Francis Nayrac est devenu un autre homme pour Henriette Scilly, n’ayant presque plus de commun avec celui qu’elle aimait que le visage et le nom. La confiance est détruite. — « J’ai vu mentir celui que j’aimais ! je l’ai entendu confesser devant moi des actes dont la honte me poursuit avec obsession… Il feignait de vivre de notre simple et paisible vie, tandis qu’à côté et en silence il en vivait une autre. » Quoi qu’il puisse dire, quoi