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« ne dormant plus, l’écume aux lèvres et tremblant de tous ses membres. » Si j’avais à définir les crimes commis par un honnête homme dans une foule, je les qualifierais de crimes commis dans une ivresse d’orgueil.

Mais à qui la société s’en prendra-t-elle ? Le vrai coupable, c’est la foule qui a versé le poison, ou, en d’autres termes, c’est le milieu social où le crime fut conçu et exécuté, et dont les influences ont été aussi décisives que funestes. La justice admettait autrefois les responsabilités collectives ; la condamnation qui avait frappé un délinquant atteignait aussi ses proches, ses amis, sa famille ou sa tribu tout entière ; mais nous n’admettons plus que les responsabilités personnelles. Jadis, pour se venger des épigrammes et des brocards que lui avait décochés la jeunesse dorée d’Alexandrie, un empereur romain donna en rase campagne une grande fête, à laquelle il invita les habitans de cette industrieuse et médisante cité. Ils s’y rendirent en grand nombre ; amoureux de plaisirs, ils ne flairèrent point l’embûche, et César les fit massacrer par ses légionnaires. Il lui importait peu que parmi les victimes il se trouvât beaucoup d’innocens, qui n’avaient jamais médit de lui. C’était l’Egypte tout entière qu’il entendait punir en leur personne. Les foules sont une abstraction, et nous ne punissons plus ni les abstractions ni les milieux.

S’ensuit-il que les crimes collectifs n’engagent personne et qu’il faille renoncer à les poursuivre ? « L’organisme social, répond avec raison M. Sighele, réagit toujours contre celui qui attente à ses conditions de vie. Subir cette réaction veut dire être responsable ; si donc la réaction est fatale et nécessaire, la responsabilité sera aussi nécessaire et fatale. » Mais qui sera responsable ? Tout individu qui, se mettant au service d’une foule, aura exécuté en son nom un acte criminel. Nous avons vu que M. Sighele considérait la contagion des foules comme un cas de suggestion mutuelle. Il remarque à ce sujet que selon les maîtres de cette nouvelle science, « dans le cas même de la suggestion hypnotique, qui est la plus puissante de toutes, l’homme n’est pas une machine qu’on puisse faire tourner à tous les vents, que le somnambule peut résister à une suggestion déterminée, qui est en opposition avec un sentiment profond, que lorsqu’il est rebelle à une idée, elle ne se changera jamais en action, que, suivant M. Brouardel, il ne réalise que celles qui lui sont agréables ou indifférentes, que, suivant M. Pitres, l’irresponsabilité des sujets hypnotisés n’est jamais absolue. » M. Sighele aurait pu dire plus simplement qu’il n’y a que les honnêtes gens à la fois très passionnés et d’un caractère faible qui commettent des crimes dans une foule. Ils ont facilement bu le poison, parce que le poison leur plaisait, et ils sentent bien eux-mêmes qu’ils ont des comptes à rendre.

Mais il ne suffit pas d’établir que ces honnêtes criminels sont