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étudié de plus près ce qui se passe dans le cœur d’un honnête homme que la foule transforme en un criminel par occasion.

La loi de tout être vivant est non-seulement de se conserver, mais d’étendre et d’accroître sa vie. Quand nous sommes heureux, nous ne sentons plus nos limites ; nous les oublions aussi quand nous savourons les joies de l’orgueil, qui n’est que la conscience d’une volonté devenue assez puissante pour influer sur la volonté et sur le sort d’autrui. Ce sont ces joies de l’orgueil que goûte l’honnête homme obscur, en se mêlant à une réunion publique qui délibère et rend des arrêts, et en participant à sa besogne. Non-seulement le nombre lui assure l’impunité ; il a senti sa volonté s’accroître, et sa destinée s’est agrandie. Hier encore, il était seul, dans son taudis, seul avec ses chagrins et sa misère. Quelques bonnes gens le plaignaient, personne ne comptait avec lui. Qu’était-il ? Un atome, dont l’univers ignorait l’existence. Il semble qu’en se perdant dans une foule, il s’est encore diminué, qu’il s’est donné, sacrifié ; mais il ressemble au mystique qui paraît s’anéantir en s’absorbant dans son Dieu, et qui l’instant d’après sent son Dieu s’incorporer en lui. Cet homme de rien est désormais quelque chose ; l’âme d’une multitude est entrée dans sa chétive personne, et il s’est comme multiplié. Il a mille bras, mille poumons, mille langues ; sa voix retentit comme le mugissement d’un torrent, et les places publiques sont à peine assez vastes pour le contenir. Le grand homme dit : « Moi seul, et c’est assez. » Pour se faire voir et entendre, les humbles ont besoin de devenir foule. C’est le seul moyen qu’ils possèdent de faire parler d’eux ; c’est ainsi qu’ils ont leurs journées célèbres, qu’ils figurent dans l’histoire et qu’ils obtiennent leur part de gloire dans ce monde.

Les joies toutes nouvelles pour lui que ressent notre honnête homme obscur ne sont pas de celles qu’on savoure impunément ; elles auront pour conséquence presque inévitable de troubler profondément sa conscience et de pervertir les idées qu’il se faisait du bien et du mal. L’honnête homme est un être éminemment sociable, et par l’effet de l’éducation qu’il a reçue ou qu’il s’est donnée à lui-même, les principes et l’esprit même de la société ont passé dans son sang. Il a acquis la conviction que les individus n’ont pas d’autres droits que ceux qui sont garantis par les lois, que quiconque attente aux droits d’autrui perd les siens, que toute injustice mérite punition, mais qu’à la société seule il appartient de venger ses injures et celles des particuliers. Façonné par elle, il n’a plus besoin de réfléchir pour s’abstenir de certains actes ; ils lui inspirent désormais une horreur instinctive. S’il souffre et s’il croit souffrir injustement, il a pu, dans ses détresses, former des souhaits homicides ; quel est l’homme à qui l’amour ou la colère n’ait fait commettre des crimes en imagination ? Mais ces crimes qu’il a pu rêver, tout porte à croire que, livré à lui-même, il ne