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couches des classes populaires. La situation politique de l’ouvrier a changé, il a acquis de nouveaux droits, il est devenu électeur, il détient sa part de souveraineté ; ce souverain a ses flatteurs, qui lui répètent sans cesse que tout lui est dû, et il n’a pas toujours le nécessaire. Il y a dans l’existence de l’ouvrier moderne une contradiction qui l’étonné et qui l’irrite, et dont les bourgeois comme les économistes auraient grand tort de ne pas tenir compte. Cette irritation, l’ouvrier le plus honnête la ressent, dès que ses intérêts sont en souffrance. Il impute ses malheurs à la malveillance des hommes, aux injustices d’une société mal faite, et quand il se mêle à la foule pour revendiquer ses droits, la prédisposition qu’il apporte est un fond d’humeur chagrine, une aigreur sourde, une colère commencée. Mais de la colère d’un honnête homme au crime, il y a plus d’un pas à franchir.

De même que certains milieux sont favorables à l’éclosion de maladies dangereuses et les communiquent rapidement à tout sujet que la faiblesse de sa constitution ou quelque affection organique prédispose à les contracter, certaines foules sont des endroits favorables aux épidémies passionnelles. On ne parvient à s’en garantir qu’à la condition d’avoir un caractère fortement trempé. « La volonté, a dit un savant psychologue, M. Ribot, a comme l’intelligence ses idiots et ses génies, avec toutes les nuances possibles d’un extrême à l’autre. » Mais le génie est toujours rare. Il faut être un Phocion pour mépriser les émotions d’une foule et pour s’écrier au milieu d’une assemblée populaire : « Quelle sottise ai-je bien pu dire, qu’ils m’applaudissent si fort ! » D’autres hommes que les Phocion échappent aussi à l’épidémie ; ce sont les démagogues qui se servent des foules pour arriver à leurs fins particulières ; semblable aux médecins et aux infirmiers qui vivent avec les maladies sans les prendre, tel tribun demeure impassible au milieu des orages que sa parole a déchaînés, et peut-être répétant, à sa façon, le mot de l’orateur grec, s’écriera-t-il : « Mon Dieu, qu’ils sont bêtes ! » Il a semé le vent, il garde tout son sang-froid pour récolter la tempête, qui est sa moisson et sa richesse. Mais l’honnête ouvrier dont nous parlons n’est ni un Phocion ni un démagogue. Selon toute apparence, il n’a pas le génie de la volonté, et, d’autre part, il est d’une parfaite bonne foi. Il porte en lui le germe de la maladie, tout fait craindre qu’il ne la prenne. Ce qu’il verra, ce qu’il entendra, ne peut manquer de lui échauffer le sang. Une sourde colère couvait en lui, elle ne tardera pas à s’exalter.

Le premier effet qu’il éprouve est une surexcitation nerveuse, comparable à la chaleur que développe tout frottement prolongé : en se frottant à la passion des autres, la sienne s’enflammera par degrés. Il a peut-être un tempérament lymphatique, l’humeur renfermée et peu communicative ; mais il est entouré de sanguins, à l’imagination