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partie est immorale, et il n’y a rien qui ne soit immoral, sinon la morale elle-même. Cette morale, est-ce donc la science qui pourra nous l’apprendre, est-ce la science qui pourra la fonder ? Est-ce la science, laquelle ne fait qu’enregistrer et classer des milliards d’actes immoraux et des centaines d’institutions immorales, magnifique organisation au point de vue intellectuel ou esthétique, au point de vue moral horrible et monstrueux chaos, d’où jamais, depuis des monceaux de siècles, une lueur, une étincelle ou une ombre de moralité n’est sortie, si bien qu’à prolonger dans le passé l’histoire démesurée de la nature, la science ne fait qu’augmenter et élargir à l’infini le scandale de l’immoralité de l’univers ? Est-ce de cette science qu’un jour on tirera la morale ? Quelque adresse qu’on y mette, il ne paraît pas. Reste donc cette antinomie ; et reste avec elle le problème ardu du temps présent ; restent avec elle ces tendances de retour vers les anciennes religions et les anciennes métaphysiques ; restent avec elle ces essais aussi de morale sans fondement et sans soutiens, de morale se suffisant à elle-même et isolée ; puisque aussi bien l’être moral, en tant que tel, est isolé aussi et sans rien qui semble lui répondre dans l’ample sein de la nature ; restent enfin toutes les questions qui concernent l’homme même, et sur lesquelles la science l’éclairé sans doute, mais sans pouvoir prétendre à le guider. C’est une sorte de nouvel ὁμολογουμένως τῇ φύσει (homologoumenôs tê phusei) que le Quinet de la Création et de l’Esprit nouveau nous propose. À mesure qu’on connaît mieux la nature, on s’aperçoit que ce ne peut guère être une règle de conduite humaine que de l’imiter. Les stoïciens sont encore des poètes optimistes ; ils le sont moins que les païens ; mais ils ne laissent pas de le demeurer en partie. Si les païens voient dans la nature un peuple de dieux, les uns bienfaisans, les autres désagréables, mais tous, à les prendre en général, pitoyables et susceptibles d’être apaisés et pacifiés, les stoïciens voient dans la nature un immense animal divin, sinon très bon, du moins très intelligent, très raisonnable, pacifique, serein, calme, dont l’ordre, l’harmonie, la constance, le dessein suivi, forment l’essence, et à qui l’on ne saurait guère mieux faire que « se conformer. » Leur morale peut donc encore se rattacher à leur métaphysique ou plutôt à leur cosmologie.

La science moderne ne voit pas l’ordre moral, aucun ordre moral, dans la nature. Si donc elle était prise pour maîtresse de religion et de morale, elle conduirait, ultra-rétrograde en cela, à l’adoration de dieux méchans, ou tout au moins iniques, extrêmement durs et cruels, tels que dans les religions primitives ; et elle conduirait à ne recommander pour notre conduite que l’emploi