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était devenu fougueux, ardent et agressif. L’influence de Michelet, l’atmosphère de Paris, le cours du Collège de France, qui était une manière de champ de bataille, les attaques des journaux, les répliques, la poussière du Forum enfin, l’avaient animé et transformé. Le doux rêveur inoffensif d’Ahasvérus, sans cesser d’être inoffensif, était devenu agressif et militant. L’exil, comme il arrive toujours, qui devait le calmer plus tard, n’avait pas commencé par le calmer. Plus lucide qu’autrefois, écrivant sur les jésuites un livre, très incomplet, mais qui est très loin de n’être qu’un pamphlet, écrivant sur la révolution un très beau livre, où il ne perd le sang-froid que quand il parle religion, mais où, à la vérité, il parle religion bien souvent, voyant très bien, par exemple, l’empire sortir nécessairement de la confiscation des biens des émigrés au profit des propriétaires, démêlant très bien dans Napoléon Ier l’Italien gibelin du moyen âge, historien, en somme, beaucoup moins nuageux qu’autrefois, protestant contre la Terreur en la considérant trop comme un « système, » ce qu’elle n’a guère été, je crois, mais avec raison nonobstant, et dans un temps et au sein d’un parti où c’était là un acte d’indépendance, et une trahison courageuse ; il ne sort de la réflexion froide, de la logique et, en vérité, du bon sens, que sur la question religieuse ; mais quand il y touche, il sort complètement de tout cela. Il surprend alors comme un anachronisme, si habitué qu’on soit aux anachronismes les plus extraordinaires, quelque temps que l’on étudie. Cent cinquante ans après Bayle, on est étonné un instant de rencontrer un homme qui a l’âme d’un ligueur ou d’un Théodore de Bèze, chez qui l’instinct religieux est assez profond d’abord, et ensuite assez excité, pour qu’il accepte Calvin tout entier, en le trouvant peut-être trop modéré, et qui, tranquille du reste, pontife grave, et écrivant solennellement de grands livres en beau style oratoire, fait son entretien ordinaire et son rêve cher des massacres de Moïse, de Mahomet, de Ziska et d’Henri VIII. C’est l’idée première qui persiste, l’idée que l’humanité n’est jamais que l’expression d’une pensée religieuse, manque de laquelle tout croule, tout se dissout, tout s’anéantit. Bonald pensait ainsi et De Maistre, chacun du reste à sa façon. Quinet est un De Maistre protestant, moins l’esprit, n’en ayant point, ou un Bonald protestant, moins la logique, n’en ayant pas une très sûre. Comme tous les deux, et comme tous ceux qui n’ont qu’une idée maîtresse, il a la passion de l’unité. L’unité nationale autour de l’unité religieuse et se fondant avec celle-ci, c’est sa pensée de derrière la tête. Il frémit quand il pense que nous sommes un empire divisé et que tout empire divisé périra. Nous sommes inférieurs en ceci aux mahométans : « On ne s’aperçoit pas qu’ils remarquent très bien que, dans notre Occident, l’Église dit une chose et l’État