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plus clairement que les caractères de l’esprit du XVIIIe siècle vont se déterminer par cette opposition même.

Puisque j’ai tâché plus haut de montrer l’un des aspects du « libertinage » dans la vie de Mlle de La Force ou de Mme de Murat, on sera peut-être curieux d’en voir maintenant l’autre dans la courte histoire d’une pensée de femme. Mme de Mérignac ne nous est guère connue que par les lettres de Matthieu Marais, et encore, le vaniteux avocat, qui nous a soigneusement conservé ses propres lettres, a-t-il négligé de nous transmettre celles de sa spirituelle correspondante. Car elle était femme d’esprit, — cela se sent entre les lignes des lettres de Marais, — et quand il lui écrit qu’il a n’avait pas de plus grand plaisir que celui de son entretien, » la galanterie s’en mêle, mais nous l’en croyons aisément. « Petite, point belle, mais les yeux vifs et fins, et une conversation si charmante qu’on ne pouvait la quitter, » elle avait eu pourtant son heure, et, quand Marais la connut, aux environs de 1706, « elle gardait dans le cœur une passion pour un homme qui avait été tué à la guerre. » Notre avocat en « badinait » quelquefois avec elle. Nous serons plus discrets, et sans chercher à savoir qui fut cet « homme, » ni pourquoi Mme de Mérignac avait dû quitter le sénéchal de Montmorillon, son mari, nous nous contenterons de savoir qu’elle comptait au nombre de ses amis ce doux métaphysicien de Malebranche, et M. de La Coste, « curé de Saint-Pierre-des-Arcis. » Ils ne l’avaient point convertie, et au contraire, ce qu’elle semble avoir eu de plus original, c’est qu’à mesure que l’âge réglait ses mœurs, elle vouait un culte plus fervent à la mémoire de Bayle. Il ne s’agissait de rien de moins, entre elle et Marais, que de soustraire les ouvrages du grand homme à cette « notre machine dont les bras s’étendaient jusqu’à la Chine. » On a reconnu les bons pères.

Étaient-ils vraiment tant à craindre ? et parce que l’héritier de Bayle s’était jeté dans leurs bras, croirons-nous qu’en vérité la réputation ou la gloire de l’auteur du fameux Dictionnaire y ait beaucoup perdu ? Je ne sais. Mais dans leur intérêt même, dans l’intérêt de la religion dont ils avaient été contre Arnauld et Pascal les si maladroits défenseurs, on pensera sans doute avec Marais et Mme de Mérignac qu’au lieu de détruire ou de séquestrer quelques papiers posthumes de Bayle, ils eussent mieux fait, dans leur Journal de Trévoux, de ne pas faire connaître au public français le premier des ouvrages de Toland : Christianity not mysterious. « Les bons pères, à quoi pensent-ils, s’écrie Marais, d’instruire le public d’une telle nouveauté ? » Et, dans une autre lettre : « Ils veulent faire croire qu’ils défendent la religion, et ils font tout le contraire ! » Je