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en général demeure la même. » Pas de naissance, à ce qu’il semble, ou d’éducation qui tienne ; et il faut qu’en s’écoulant, chaque année laisse derrière elle son total d’adultères ou d’assassinats. Mais ce qui est notable, c’est que les débordemens de Mme de Murat ou de Mlle de La Force ne paraissent pas du tout les avoir « disqualifiées. » Sans parler de leurs « protecteurs, » elles ont conservé jusqu’au bout des amitiés illustres. Vers le même temps que d’Argenson rédigeait le rapport dont on vient de lire quelques fragmens, Mme de Murat n’en faisait pas moins l’un des ornemens du salon de la marquise de Lambert, et Mlle de La Force, tout autant qu’avec les Vendôme, était familière avec les princesses de Conti. Remarquez aussi le ragoût d’impiété dont ces dames prennent plaisir à relever leur libertinage. Elles se piquent d’être libres penseuses. Les Deshoulières, mère et fille, les Dunoyer, — Mme Du Noyer, la mère de cette Pimpette qui fut le premier amour de Voltaire, — Mme d’Aulnoy, l’auteur de la Belle et la Bête, Mlle Lhéritier, Mme Durand, sont de la même école, et préparent en plein règne de Louis XIV la prochaine et singulière fortune des Tencin et des du Deffand, des d’Épinay et des Lespinasse.

Et faites surtout attention aux dates. C’est entre 1690 et 1700, ou à peu près, que cette révolution s’opère dans les mœurs, et, chose assez rare, les contemporains eux-mêmes s’en aperçoivent : « Il y a bien des choses changées depuis huit ou dix ans, écrit l’abbé Dubos à Bayle, dans une lettre datée du 19 novembre 1696, et ce n’a pas été toujours en bien. » Il ajoute de curieux détails : « Il semble, dit-il, que les femmes aient oublié qu’elles sont d’un autre sexe que les hommes… L’usage des suivantes est banni et aux filles de chambre ont succédé des valets de chambre… Au lieu des enfans qu’elles avaient autrefois pour laquais, elles choisissent les plus grands garçons et les mieux faits… La quantité d’eau-de-vie qui se consomme dans le royaume est quadruple de celle qui se consommait il y a dix ans… L’esprit du jeu a été porté à un point de raffinement que l’on ne saurait passer… » Décidément, auteurs comiques ou romanciers, — dont on croirait que le métier même est de forcer la vérité de leurs peintures, — nous pouvons maintenant les en croire. Ni Regnard, ni Dancourt, ni Le Sage, ni Courtils de Sandras, ils n’ont rien exagéré. La Branche a existé ; Mme Patin aussi ; Dancourt n’a pas plus inventé ses « bourgeoises » que Le Sage ses « financiers. »

Mais veut-on voir la liaison de ce changement des mœurs avec l’idée confuse du progrès ? Il nous suffira d’interroger encore l’abbé Dubos : « Il y a, d’ailleurs, parmi la nation des domestiques, beaucoup plus de savoir-vivre et d’éducation qu’autrefois… Un petit