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d’elle-même, d’en avoir mis la raison d’être dans les épreuves ou le bonheur dans les afflictions, et d’avoir vaincu la mort en en faisant l’entrée au royaume de Dieu ; — que devient en ce cas le progrès matériel ? Et si enfin tout ce qui est vient de Dieu, sans en excepter le mal même, « physique » ou « moral, » dont nos yeux ne voient pas la liaison avec un plus grand bien, de telle sorte que, travailler à la réalisation de la justice parmi les hommes, ce soit en réalité s’insurger contre les décrets de l’éternelle sagesse ; — que devient alors le progrès moral ? Il est vrai que celui-ci, le progrès moral, ne devait pas beaucoup inquiéter les consciences du XVIIIe siècle. Mais, en attendant, aux questions ainsi proposées, il ne semblait pas qu’il y eût deux réponses. On était trop près encore de l’idée de l’immutabilité du dogme. Et nous, aujourd’hui même, quand nous concevons le progrès sous le christianisme, il ne faut pas nous le dissimuler, c’est à peu près comme Bossuet concevait la liberté sous la Providence, à la lumière de la foi, sans espérance de pénétrer le mystère, et par un effort de la volonté.

Effet bizarre des raisonnemens des hommes, — qu’une doctrine, qui s’était proposé de rétablir la religion dans ses droits sur l’imagination, se retournât ainsi contre elle-même, et, de son propre fonds, suscitât, pour ainsi dire, l’idée sans doute la moins analogue à son premier objet, — effet bizarre, mais effet certain, et effet naturel, si l’on y veut songer ! Pour qu’il apparût clairement que la religion était contradictoire à ce besoin de nouveauté qui se faisait jour partout alors, il avait suffi qu’on voulût lui soumettre ou lui annexer le domaine littéraire. En réagissant contre l’esprit de la Renaissance, on l’avait obligé de se rendre compte à lui-même qu’il était laïque, purement laïque, et comme tel, aussi détaché des croyances que de l’art du moyen âge ; — qu’en imitant les modèles antiques, si c’en était la forme, c’en était bien aussi le fond qu’il avait essayé de s’approprier ou de s’assimiler ; — et que le cicéronianisme des humanistes italiens, le naturalisme de notre Rabelais, la superstition hellénistique de Ronsard, le paganisme de Malherbe et de Boileau, tout cela, c’étaient autant de manifestations de la libre pensée. Ou, en d’autres termes, encore, et comme on l’avait dit des droits des peuples et des rois, on s’était aperçu, en s’efforçant de les concilier, que les droits de la raison et ceux de la religion « ne s’accordaient jamais si bien que dans le silence, » et rien qu’en la plaidant publiquement, on avait senti qu’on perdait la cause du merveilleux chrétien. L’auteur de Zaïre et d’Alzire devait lui porter un jour le dernier coup, en achevant de réduire le Dieu de l’Évangile à la condition de ressort dramatique, et en l’égalant de la sorte à ceux qui remplissent un office analogue dans sa Sémiramis, ou dans son Orphelin de la Chine.