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lettres de cachet fait apparaître sous un jour si remarquable ? En signalant l’ardeur avec laquelle ces ordres étaient sollicités et les motifs qui dictaient les requêtes, Malesherbes, qui avait eu à les étudier particulièrement en qualité de ministre de la maison du roi, écrit ces paroles mémorables : — « Dans une famille patricienne on est indigné contre un jeune homme qui déroge à sa naissance. Les plébéiens ont d’autres préjugés qui sont peut-être fondés sur une morale très saine, mais auxquels ils sont attachés avec trop de rigueur. Il y a des fautes que tout le monde blâme, mais que les gens de condition et ce qu’on appelle les gens du monde regardent comme pardonnables et qui, au jugement d’une famille bourgeoise, sont des délits qu’on ne peut excuser. C’est dans les sociétés obscures que la simplicité et la pureté des mœurs sont reléguées, Il seroit à désirer que ces mœurs simples fussent celles de toute la nation, mais elles ne le sont pas, et il ne faut pas aller jusqu’à priver de leur liberté ceux qui se sont laissé aller aux vices communs de leur siècle. »

À cette époque la maréchale de Luxembourg disait : — « Il n’y a plus que trois vertus en France : vertuchou ! vertubleu ! et vertugadin. » — Elle jugeait les mœurs du peuple français d’après la frivole noblesse de Versailles. Depuis, on a jugé ces mêmes mœurs d’après ce qu’en ont dit les écrivains du temps, hommes d’esprit qui les ont calomniées. A priori, l’on aurait dû penser qu’elle était restée saine et forte, cette bourgeoisie qui fit naître avec tant de grandeur la révolution française.

La cause apparente, le prétexte de la révolution a été l’arbitraire de l’ancien régime, caractérisé par les lettres de cachet ; la cause réelle, la cause sociale en a été dans le maintien au sein du peuple de ces mœurs saines et fortes, puissantes de moralité et d’un rigide sentiment de l’honneur, que nous a révélées l’étude des lettres de cachet ; et le peuple fut amené à se soulever contre un gouvernement et une classe dirigeante qui, pour avoir perdu la tradition de ces mœurs, laissaient apparaître dans chacun de leurs actes qu’ils étaient devenus incapables de tenir le rôle qui leur incombait.


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.