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anciens défenseurs de la royauté ? N’était-ce pas aussi inconscience des choses et aveuglement ? C’était bien souvent fatalité de la situation. Même les décisions que le roi n’aurait pu ne pas prendre sans manquer au devoir étaient regardées par toute une classe de citoyens comme blessantes et provocatrices. Il fut arrêté que, le 21 janvier, les cendres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Elisabeth seraient solennellement portées à Saint-Denis, et que l’on poserait la première pierre de deux monumens à la mémoire du roi-martyr, l’un place Louis XV, l’autre au ci-devant cimetière de la Madeleine. Des services funèbres devaient être le même jour célébrés à Notre-Dame et dans toutes les églises du royaume ; il y aurait vacance dans les cours et tribunaux, relâche dans les théâtres. Frère et successeur de Louis XVI, Louis XVIII ne pouvait pas laisser les ossemens du roi pour ainsi dire sans sépulture. Il ne pouvait pas non plus les faire porter clandestinement à Saint-Denis dans un fourgon des pompes funèbres. Les services dans les églises, l’appareil du cortège, la magnificence du catafalque étaient conformes au cérémonial. Enfin, qu’un roi de la maison de Bourbon eût la pensée d’ériger un monument à la mémoire de Louis XVI, cela n’avait rien que d’assez naturel. Malheureusement, comme le service célébré pour Cadoudal, comme la souscription de Quiberon, comme les pensions données aux chouans, comme « la ligne droite » imaginée par Ferrand, comme tant d’autres mesures et paroles « réparatrices, » ces cérémonies dites expiatoires prenaient un caractère offensant et même menaçant pour tous les Français qui avaient fait ou servi la Révolution et pour tous ceux qui en avaient profité[1]. C’étaient ces autels à la vengeance dont a parlé Tacite.

Un bruit sinistre se répandit dans Paris à l’annonce de la cérémonie du 21 janvier. Les royalistes, disait-on, comptaient célébrer cet anniversaire par le massacre « de tous les hommes de sang. » La nuit, des troupes d’assassins soldés, des bandes de chouans fanatiques, qu’on allait faire venir de Bretagne, se porteraient chez les anciens terroristes et les égorgeraient. Le coup serait attribué à l’indignation du « bon peuple de Paris, » provoqué par une fausse émeute que la police organiserait dans la journée au passage du cortège funèbre. Depuis un mois, on dressait des listes de proscription et l’on s’occupait du recrutement des bandes de

  1. « On prêche sans cesse l’oubli, et chaque jour on s’efforce de classer les Français en amis et en ennemis. » D’Hauterive à Talleyrand. (Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, 463, note.) — « Qui veut pardonner doit faire oublier. Or, on cherche à tout rappeler. Voilà ce qui inquiète pour l’avenir et fait croire qu’il y aura proscription contre une classe de citoyens. » Rapport général sur l’esprit public, 13 janvier. (Archives nationales, F7, 3739.)