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libérales. Le Censeur, dont chaque livraison faisait événement, dénonçait avec autant d’élévation que d’âpreté les actes arbitraires et les tendances rétrogrades du gouvernement[1]. Le Nain jaune, d’une méchanceté diabolique, menait la guerre de personnalités. Il attaquait les ministres, les émigrés, les cléricaux, les écrivains royalistes, les transfuges, les flagorneurs, « les ventre-à-terre des antichambres ; » il appelait les uns les chevaliers de l’Éteignoir, les autres, les chevaliers de la Girouette[2]. On lisait partout le Mémoire au Roi, où, sous couleur de respectueuses représentations à Louis XVIII, Carnot traçait un tableau alarmant de l’état des esprits. Il se vendit, assure-t-on, 600,000 exemplaires de ce Mémoire, qui circulait clandestinement sous toutes les formes, manuscrit, imprimé et lithographie ; on en paya quelques-uns jusqu’à 250 francs. Ce qu’on lisait encore, c’étaient la Lettre à l’abbé de Montesquiou et la Dénonciation au roi, des actes par lesquels les ministres de sa majesté ont violé la constitution, les deux mordans pamphlets du septembriseur Méhée ; c’était une brochure qui, au moyen d’extraits du Moniteur de 1789 et de 1797, remémorait le rôle équivoque du comte de Provence dans le procès de Favras et traitait le roi de tartufe et d’intrigant[3]. Les marchands d’estampes n’exposaient plus de caricatures de Napoléon, et s’ils mettaient toujours en montre les portraits des Bourbons, ils y joignaient des portraits de l’empereur, de Marie-Louise et du roi de Rome[4]. On vendait secrètement des caricatures contre Louis XVIII. Le roi était représenté en croupe derrière un

  1. Le Censeur, rédigé par Comte et Dunoyer et principal organe du parti libéral, paraissait par livraisons de 20 feuilles in-8o, afin d’échapper à la censure préalable.
  2. Le Nain jaune, qui paraissait depuis cinq ans avec ce sous-titre : Journal des arts, des sciences et de la littérature, se transforma en journal semi-politique à la fin de 1814, sous l’inspiration, dit-on, des habitués du salon de l’ex-reine Hortense. Les rédacteurs du Nain jaune, Cauchois-Lemaire, Bory Saint-Vincent, Etienne, Jouy, Harel, Merle, étaient en effet bonapartistes, mais ils eurent soin de cacher leur drapeau, n’attaquèrent jamais le roi et prirent pour épigraphe : le Roi et la Charte. Sous la protection de cette devise constitutionnelle, ils jetèrent impunément le ridicule sur les hommes et les tendances du ministère et du parti de l’émigration. On a dit qu’il ne déplaisait pas à Louis XVIII de voir ainsi maltraiter la faction des ultras et qu’il envoyait même des nouvelles à la main à ce journal. D’après une note des Archives nationales (6 février, F7, 3739), le roi répondit à des courtisans qui réclamaient la suppression du Nain jaune : « Non, c’est par ce journal que j’ai appris des choses qu’un roi ne doit point ignorer. »
  3. Cette brochure, qui parut dans le courant de septembre, fut saisie. L’auteur, l’imprimeur et le libraire furent condamnés à cinq ans de prison (Quotidienne, 15 novembre).
  4. Rapports de police, 24 octobre, 13 décembre, 27 janvier, 25 février. (Archives nationales F7, 3739, F7, 3168.) Pozzo, Correspondance, I, 19-20. — De temps à autre, la police saisissait ces portraits, mais ils reparaissaient quelques jours après.