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Le lendemain matin, quittant Cheikh-Abas-Ali, nous nous dirigeâmes sur le Château-Rouge.

La route coupe les sables du Kizil-Koum, et, j’étais assez curieux de voir comment le djiguite (on nomme djiguite le cavalier montrant la route) se tirerait de sa tâche. Tout le monde a lu, dans quelque ouvrage, que ces indigènes se dirigent au milieu des déserts avec une sorte d’instinct, et qu’ils savent conduire les voyageurs à travers des lieux sauvages où un Européen ne saurait se diriger. Je devais être, je l’avoue, un peu désillusionné. Une heure de trot en quittant Cheikh-Abas-Ali et l’oasis touche à sa fin. Les champs cultivés s’espacent. Le paysage prend des tons jaunes. Déjà depuis longtemps, de la selle du cheval, on aperçoit les dunes de sable qui ferment l’horizon, et le vent sec et chaud dessèche la figure.

Voici le dernier harik que l’on coupe.

— Nous n’aurons point d’eau avant quatre taches (32 verstes), me dit le djiguite.

Chevaux et cavaliers boivent, puis l’on repart. Le sol est une couche d’argile sèche avec des traces de culture qui montrent que l’oasis se continuait jadis plus loin. Voici déjà quelques minces coulées de sable, et la route contourne les dunes pour s’avancer entre elles sur le sol argileux, moins fatigant pour les chevaux. Bientôt le sable envahira même ces bas-fonds.

— Eh, djiguite, où est la route ?

Pour toute réponse, il m’indique de la main une masse grise de murs en ruines s’élevant au milieu des sables jaunes.

— Qu’est-ce ? lui dis-je.

— C’est Touman-Kala (château de la tempête), me dit-il.

Et l’on pique droit sur ces ruines. Après les avoir atteintes, la route se dirige vers une autre ruine plus grande, dite Ellik-Kala (les cinquante châteaux), et ensuite sur une troisième ruine[1]. Ce

  1. Je laisse à de plus savans le soin de décrire en détail ces ruines, s’élevant dans la steppe. Qu’il me soit permis d’en donner ici un aperçu. Ce sont des ruines de villes fortifiées, les gros murs en briques sèches se dressent debout, quelques-uns même entièrement intacts ; parfois on distingue la voûte de la porte d’entrée. Il y a une enceinte carrée ou elliptique contenant dans un angle un très haut amas de briques, comme remplacement d’une citadelle. Dans beaucoup de ruines, les plus complètes, on distingue trois hauteurs, trois niveaux ayant, dans la partie la plus basse au ras du sol, une grande quantité de débris de briques cuites, de scories de fabrication du verre, puis une partie plus élevée ayant une superficie inférieure à la première, enfin une troisième partie, la plus haute de toutes, que l’on vient d’assimiler à la citadelle. Ce qui est intéressant à constater, c’est l’analogie de ces ruines avec celles des oasis de Bokhara et de Samarcande. Espérons que la publication de travaux russes en cours aujourd’hui amènera la solution de bien des problèmes.