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Ils se quittent. Chacun ira de son côté. L’un agira sur les hommes, l’autre vivra de la vie du poète. L’un sera un grand philanthrope ; l’autre écrira de beaux vers et exprimera de nobles pensées. Ainsi ils exprimeront chacun l’une des deux faces de l’âme moderne. A travers quelles épreuves, quel drame pathétique et inoubliable, c’est ce que je laisse au lecteur le soin de chercher, ou de retrouver dans le poème, que je n’ai pas à raconter ici. Je voudrais seulement, puisque j’ai essayé de poser ce qu’on peut appeler « le problème moral » d’Aurora Leigh, indiquer brièvement quelle solution l’auteur nous laisse entrevoir.

Et ici je laisse parler une troisième voix, qui est, — autant que je puis juger, — celle d’Elisabeth Browning elle-même.


III

Plusieurs années se sont écoulées. Romney et Aurora viennent de se retrouver : l’un, aveugle, déçu, brisé par de longs et inutiles efforts, méconnu dans ses intentions, bafoué et ruiné par ceux-là justement, — ô ironie du sort ! — qu’il prétendait sauver, — mais non pas pourtant désespéré ; l’autre célèbre, heureuse d’être illustre et consciente du bien que ses poèmes ont fait, mais inconsolable au fond de n’avoir réalisé que la moitié de son rêve, et, cette moitié même, imparfaitement. Du haut d’une terrasse, au-dessus de Florence, — cette première et vraie patrie d’Aurora Leigh, — leur conversation, parfois lyrique, parfois ironique, semblable tantôt à une satire, tantôt à un hymne, à une prière, à un élan d’amour, — s’élève vers les étoiles. Peut-être qu’en complétant avec le reste de l’œuvre cet immortel dialogue, il nous sera donné d’entrevoir la pensée du poète sur l’action, sur l’art, sur l’amour.

Et d’abord comment agir, et pourquoi ? Il faut ici écarter tout d’abord le grand sophisme cher à nos contemporains : le culte de « l’humanitairerie, » comme eût dit Musset.

L’un des mérites de ce profond analyste qu’était Elisabeth Browning est sans doute d’avoir mis en lumière ce qu’il y a de conventionnel, d’arbitraire et d’injustifiable en somme dans le culte de l’humanité. Et notez que, pour ce qui est d’agir, c’est le nœud du problème. Agissons, nous disait tout à l’heure Romney Leigh, — et combien d’autres le disent et le redisent tous les jours, nous le savons de reste, — agissons parce que l’humanité souffre, ayons « la religion de la souffrance humaine. » Incapables d’agir parce que c’est le devoir, ou tout au moins ne sachant trop où notre devoir réside, ni même s’il réside quelque part, agissons par pitié, par bonté, par miséricorde. C’est une religion simple, qui