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se composait de deux sœurs, Rebecca et Mirjam, cette dernière mariée à un juif portugais, Samuel Caceris, et mère d’un fils nommé Daniel. La séparation publique de Spinoza d’avec ses coreligionnaires et aussi les démêlés d’intérêts qu’après la mort de son père il eut à soutenir avec ses ‘sœurs, avaient apparemment beaucoup relâché, sinon rompu ses liens de parenté. Toutefois, s’il ne vint pas à l’esprit de sa famille qu’elle avait le devoir de préserver ses cendres de la profanation, elle n’eut garde de négliger l’héritage qu’il pouvait avoir laissé. A peine donc eurent-ils appris que Spinoza avait expiré (l’envoi de son pupitre les avait déjà singulièrement émus), que Rebecca Spinoza et Daniel Caceris, la sœur et le neveu, accoururent à La Haye, et, avec toute l’âpreté qu’on en devait attendre et une avidité d’ailleurs tristement humaine, n’eurent rien de plus pressé que d’obtenir des échevins une espèce d’envoi en possession. Leur cupidité devait être déçue.

Lorsque Leibniz mourut, sa succession, paraît-il, n’allait pas à moins d’une soixantaine de mille écus, fortune certainement considérable pour le temps. Ce n’était pas tout. Outre cela, on trouva dans sa chambre, d’après son biographe, le chevalier de Jaucourt, une grosse somme d’argent comptant qu’il avait cachée ; c’étaient deux ou trois années de son revenu. « La découverte de ce dernier trésor, dit Jaucourt, fut funeste à la femme de l’unique héritier de Leibniz, M. Loeflerus, fils de sa sœur utérine et curé d’un village près de Leipzig. Cette femme, à la vue de cet argent qui lui tombait en partage, fut si saisie de plaisir, qu’elle en mourut subitement. » Et Jaucourt croit devoir sentencieusement remarquer, et, à grand renfort de citations, établir « qu’il ne faut pas se figurer qu’elle soit la seule personne au monde, que la joie ait pour ainsi dire étouffée. » Rebecca et Daniel ne sévirent point exposés à semblable péril.

Kortholt, qui n’hésite point à affirmer « que Spinoza était à l’excès avide de gloire et que son ambition allait jusqu’à souhaiter d’être déchiré comme le furent ses amis de Witt, pourvu qu’il s’acquît par là, au prix d’une courte existence, une renommée impérissable ; » Kortholt avoue, d’autre part, que le philosophe n’avait aucunement soif de l’or, auro plane non inhiabat. Colerus, de son côté, nous a appris avec quelle frugalité parcimonieuse, par goût autant que par calcul et par régime, vivait Spinoza, combien il était bon ménager, et tenant minutieusement compte de ses moindres dépenses, avait grand soin d’ajuster exactement ses comptes tous les quartiers[1]. Spinoza lui-même aimait à

  1. « On trouve, écrit Colerus, dans différens petits comptes qui se sont rencontrés parmi les papiers que Spinoza a laissés, qu’il a vécu un jour entier avec une soupe au lait accommodée avec du beurre, ce qui lui revenait à trois sous, et un pot de bière d’un sou et demi ; un autre jour, il n’a mangé que du gruau apprêté avec des raisins et du beurre, et ce plat lui a coûté quatre sous et demi. Dans ces mêmes comptes, il n’est fait mention que de deux demi-pintes de vin tout au plus par mois. »