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auraient-ils, je vous prie, trouvé le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour éplucher par le menu un décompte d’entrepreneur ? A des plaideurs, il faut d’abord l’attention scrupuleuse du juge. Cette garantie première manquait aux justiciables. L’empereur le sentait bien : « J’ai besoin, disait-il, d’un tribunal spécial pour le jugement des fonctionnaires publics, pour les appels des conseils de préfecture, pour les questions relatives à la fourniture des subsistances, pour certaines violations des lois de l’État, pour le cas, par exemple, où la banque les a violées, pour les grandes affaires que peut avoir l’État en sa qualité de propriétaire de domaine et d’administrateur. Il y a dans tout cela un arbitraire inévitable ; je veux instituer un corps demi-administratif, demi-judiciaire, qui réglera l’emploi de cette portion d’arbitraire nécessaire dans l’administration de l’État… Ce tribunal administratif peut être appelé conseil des parties, ou conseil des dépêches, ou conseil du contentieux. Je lui donnerai à juger la contestation entre l’intendant de ma liste civile et mon tapissier qui veut me faire payer mon trône et six fauteuils cent mille écus[1]… » Cette juridiction fut organisée par les deux décrets des 11 juin et 22 juillet 1806.

Le premier instituait une « commission du contentieux ; » le second en fixait la procédure spéciale. Ce n’était point encore une section ; ce n’était qu’une commission de six maîtres des requêtes, qui préparaient les décisions de l’assemblée générale, assistés de six auditeurs et sous la présidence du grand-juge, ministre de la justice. Elle ne renfermait pas de conseillers d’État et ne décidait rien par elle-même. Son rôle n’en fut pas moins considérable et bienfaisant. Comme elle avait la confiance de l’assemblée générale, qui se bornait d’ordinaire à ratifier ses propositions, elle fut l’âme de la juridiction du conseil ; elle jeta les fondemens d’une jurisprudence qui est devenue un élément capital de notre droit ; et il se trouva que l’intérêt privé, dans ce qu’il a de légitime, n’eut pas de plus sûre garantie que cette jurisprudence régalienne. Dès 1818, M. de Cormenin pouvait dire de la commission du contentieux qu’elle avait « retiré du gouffre de l’arbitraire » notre justice administrative.

Avant d’en venir là, il y avait eu des tâtonnemens ; les paroles même de Napoléon, que je viens de citer, en témoignent. On ne savait trop sous quelle dénomination ni dans quelle forme il fallait créer ce tribunal : on l’entrevoyait tour à tour, sinon tout à la fois, comme une cour administrative et comme un conseil de suprême police. Il y avait du moins dans l’esprit de l’empereur la volonté très nette de revenir autant qu’il se pouvait aux traditions

  1. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon, p. 190.