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de la grande loi du 16 août 1790 sur l’organisation judiciaire : « Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. » Reconnaissez-vous, de part et d’autre, la même pensée, presque le même langage ?

Ainsi, tandis que, possédée d’une ardeur téméraire à détruire, la constituante anéantissait tous les rouages de la justice administrative, elle proclamait la légitimité de cette justice, et en inscrivait solennellement le principe dans ses lois. A aucun prix, elle n’eût souffert que cette juridiction régalienne appartînt aux magistrats civils, de qui elle se défiait en souvenir des parlemens. Mais, lorsqu’ayant sapé, il lui fallut reconstruire, la grande assemblée se montra impuissante. Elle ne sut que donner l’investiture aux abus anciens, en confirmant les administrateurs dans le pouvoir scandaleux d’être à eux-mêmes leurs propres juges. La Convention et le Directoire aggravèrent le mal, et le chaos subsista jusqu’au jour où le premier consul, ramassant les matériaux épars, les cimenta, prodigieux architecte, et jeta les bases d’une société nouvelle. En réalité, la juridiction administrative et le contrôle des services publics sont encore ce qu’il les a faits. Il a créé les trois grandes institutions qui procurent ce contrôle et qui dispensent cette juridiction : le conseil d’État, les conseils de préfecture, et la cour des comptes.

Je dis créé. Je devrais dire plus exactement : rétabli. Et, en effet, Napoléon innovait peu ; il restaurait. Mais cette restauration était accomplie de main de maître. Elle combinait et adaptait avec un art singulier de refonte et d’appropriation les élémens de l’ancien régime et ceux des assemblées révolutionnaires pour en former un tout qui semblait convenir à merveille aux idées et aux traditions de cette France si vieille et si jeune à la fois. Comme exemple à citer, je ne connais pas de loi plus caractéristique, où apparaisse d’une façon plus frappante le procédé hardiment composite de ce législateur dont la puissante main repétrit ensemble tant de principes et de textes hétérogènes, que la loi du 28 pluviôse an VIII. Décomposez les élémens organiques de cette loi, vous en reconnaissez dès l’abord la double provenance. Aux deux régimes si différens qui le précédèrent, le législateur de l’an VIII emprunte ce qu’ils eurent d’excellent. Pourquoi les intendans de la monarchie et les collectivités administratives de la révolution furent-ils de part et d’autre des pouvoirs très défectueux ? C’est que, en vérité, les uns n’étaient pas faits pour être juges, ni les autres pour administrer. A chacun son rôle. « Agir est le fait d’un seul, délibérer est le fait de plusieurs. » Cette formule souvent citée de