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dans les mêmes conditions que les juges des tribunaux de district. L’idée était féconde et, avec un autre mode de recrutement des magistrats, le projet eût été excellent. Il ne lut point admis par l’assemblée. Elle écouta les argumens absurdes d’un certain Pezons, député du Tarn : « On vous propose, disait-il, l’établissement de quatre-vingt-trois cours des aides. C’est couvrir la France de juges. » En conséquence, on attribua aux administrateurs le pouvoir de prononcer eux-mêmes sur leurs propres actes. On revenait droit aux erremens du régime réprouvé. Les directoires de département et de district, — cette fausse monnaie des intendans, — furent appelés à connaître de certaines affaires contentieuses, que le législateur renvoyait à leur juridiction par une mention expresse. Le reste lut abandonné sans garanties à la discrétion des ministres, c’est-à-dire des bureaux. La juridiction d’appel leur fut livrée de même et, par suite, n’exista plus que de nom.

Cependant la loi du 27 avril 1791, qui « supprimait » les conseillers d’État et les maîtres des requêtes (article 35), instituait pompeusement « un conseil d’État. » La vérité est que jamais on ne s’était plus plaisamment joué des mots. Et, en effet, ce prétendu conseil d’État, aux termes de l’article 15, n’était autre que le conseil des ministres, lesquels allaient avoir de bien autres soucis que de délibérer sur des pourvois et sur des règles de jurisprudence. En réalité, durant les dix années de la période révolutionnaire, l’administration demeura sans régulateur ni contrôle, et son contentieux fut en proie à l’arbitraire des gouvernans.

On se tromperait d’ailleurs si l’on supposait que les hommes de la révolution étaient hostiles au principe de la juridiction administrative. En cette matière, comme, en mainte autre, ils continuaient à leur insu les traditions de la monarchie. Les constituans de 1789 n’admettaient pas plus que les légistes de Philippe le Bel ou les ministres de Louis XIV l’ingérence du juge civil dans les affaires de gouvernement. Et c’est pourquoi M. Edouard Laferrière a raison de définir la législation de la constituante a une législation d’État[1]. » Cette législation eut le mérite d’établir avec une incomparable netteté la règle fondamentale de la séparation des pouvoirs. Le fait est que les constituans reprirent à leur compte les maximes qui avaient inspiré nos rois dans l’institution et dans le maintien de la justice administrative. Comparez le passage suivant d’un édit de 1641 : « Leur faisons (aux parlemens) très expresses inhibitions et défenses de prendre à l’avenir connoissance de toutes les affaires qui peuvent concerner l’État, administration ou gouvernement… » et cette disposition capitale (art. 13)

  1. Traité de la juridiction administrative, t. Ier, p. 152.