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l’Océan, partout où il y a des ambitions et des intérêts rivaux qui se surveillent, qui peuvent quelquefois se heurter. Et c’est ce qui fait que les moindres incidens, même lointains, ont leur place dans la politique européenne. Tout peut devenir un événement européen, parce que tout a son importance relative et son poids dans l’ensemble des rapports généraux du monde.

Qu’est-ce que cette affaire anglo-marocaine de ces derniers jours, si ce n’est un des incidens de ce travail des antagonismes universels sur un point où quelques puissances, la France et l’Espagne plus que d’autres, ont d’évidens intérêts ? Il est certain que la France et l’Espagne ne peuvent rester indifférentes à tout ce qui se passe dans cette partie du nord de l’Afrique, au Maroc, dans le détroit de Gibraltar, qu’elles ont pu être fondées récemment à se demander ce que se proposait l’Angleterre par cette mission un peu énigmatique, qu’elle a expédiée à Fez. Elles avaient d’autant plus le droit de suivre avec attention les événemens, qu’elles pouvaient se souvenir du langage tenu par lord Salisbury disant, il y a moins d’un an, que le Maroc était peut-être destiné à troubler l’Europe, qu’il y aurait un moment où des complications sérieuses viendraient de cet ouest africain. A quoi lord Salisbury faisait-il allusion ? Quel rapport surtout y avait-il entre ces prédictions un peu sombres et la nouvelle mission britannique ? Ce qui est sûr, c’est qu’un jour, assez récemment, un plénipotentiaire anglais, sir Charles Evan Smith, partait de Tanger pour Fez, portant dans sa valise un traité mystérieux. Que contenait ce traité ? Se bornait-il à des stipulations de commerce, à des garanties pour les étrangers, trop souvent menacés dans leurs intérêts ou dans leur vie par les troubles intérieurs du Maroc ? Allait-il jusqu’à assurer à l’Angleterre des avantages qui auraient ressemblé à un protectorat britannique ? On ne le sait pas encore avec précision. Au premier instant, sir Evan Smith paraissait avoir réussi. Il avait eu des conférences avec le sultan lui-même, Muley-Hassan, il croyait avoir vaincu toutes les résistances. Il triomphait, lorsque tout d’un coup, au traité qu’il croyait déjà signé, on opposait un autre traité atténué, modifié dans l’intérêt du Maroc. Aussitôt, sir Charles Evan Smith a laissé éclater sa colère, déchirant violemment ce nouveau traité qu’on lui proposait et le renvoyant en morceaux au premier ministre du sultan. Il s’est déchaîné contre la corruption de la cour de Fez, contre l’anarchie marocaine, et il est parti sans rien écouter, en homme irrité et menaçant. Que n’a-t-on pas dit ! On a prétendu que le sultan Muley-Hassan avait voulu capter sir Evan Smith au prix de 30,000 livres sterling ! Naturellement aussi, les journaux anglais se sont hâtés d’exhaler leur mauvaise humeur, accusant la France d’avoir contrarié une œuvre entreprise par l’Angleterre dans l’intérêt commun de l’Europe, au profit de la civilisation !

Le fait est que sir Charles Evan Smith en a été pour ses colères,