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assistant à l’éveil des passions chez le précoce Wolfgang. Quand celui-ci pleura la perte de la grisette qu’il a immortalisée dans Faust, Cornélie ressentit une obscure jalousie contre Gretchen, et parce que son amitié ombrageuse s’alarmait d’une rivale, et parce qu’il lui était refusé d’exciter de pareils transports. Elle eut des crises de désespoir. Puis son frère s’en alla, et ce fut comme la mort dans ce jeune cœur. Chaque fois que Goethe revenait à la maison, dans les intervalles de ses études, il trouvait Cornélie plus amère : « On aurait pu dire d’elle, rapporte-t-il, qu’elle était sans foi, sans amour et sans espérance. » Mme Goethe contait tristement à son fils combien les relations étaient mauvaises entre son mari et sa fille, et Wolfgang essayait de s’entremettre, mais il aurait fallu d’abord s’entendre lui-même avec M. Goethe, et il en était plus éloigné que jamais.

Un abîme se creusait entre eux. M. Goethe représentait avec raideur les vieilles idées, consacrées par l’opinion et gourmées. Son fils était un des plus ardens parmi les jeunes qui voulaient tout renouveler, tout rajeunir en Allemagne ; qui opposaient Shakspeare et Ossian aux classiques français, la mythologie du nord à l’olympe grec et latin, la nature à la convention ; qui se rejetaient d’autre part dans l’imitation française par leur enthousiasme pour Rousseau, pour l’état de nature, pour la sensibilité larmoyante ; et qui, par-dessus tout, sans s’inquiéter de se contredire encore, demandaient à grands cris que l’Allemagne fût allemande : en parlant, en pensant, dans ses manières et ses usages. Le passage d’une génération à l’autre a rarement été marqué par un changement aussi complet dans les esprits, et comme il est dans la nature de la jeunesse de mépriser profondément les idées dont elle vient de se détacher, Wolfgang Goethe et ses amis ne se faisaient point faute de critiquer les opinions et les goûts surannés de leurs pères. On juge de l’effet que produisaient ces façons-là sur M. Goethe qui, entre autres opinions démodées, avait une très haute idée du respect et de la soumission que les enfans doivent aux parens. Les scènes succédaient aux scènes sitôt que Wolfgang repassait le seuil de la maison. Elles éclataient indifféremment pour des raisons sérieuses ou des bagatelles, parce qu’il n’avançait pas dans ses études de droit ou parce qu’il avait « dédaigné certain tapis chinois. » Le prétexte ne signifiait rien. La vraie cause du conflit, ce qui le rendait incurable, c’est que l’esprit nouveau venait s’asseoir, dans la personne d’un jeune impétueux, à un foyer dont le chef était inébranlablement attaché au passé. Nous avons tous vu autour de nous des conflits analogues entre les jeunes gens, représentans de l’éternel devenir, et les vieillards soucieux d’arrêter le monde au point