Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/451

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désastre ensuite, la chute graduelle de l’enthousiasme apporté de Paris, faisant place à une incurable prostration, la repoussée sauvage de tous les mauvais instincts, à mesure que la discipline se relâche, — cette dissolution de l’animal multiple, tout à l’heure armée, maintenant bétail d’abattoir, M. Zola triomphe à la peindre ; c’est toute l’horreur d’alors dans toute sa vérité ; et la sensation qu’il nous en donne, nous ne la devons pas à de faciles procédés d’analyse, mais toujours à la synthèse épique.

On a reflué du camp de Châlons sur l’Argonne, les étapes se succèdent dans les défilés. Le détail des lieux et des circonstances est presque partout minutieusement exact. Je ne louerai point le romancier de sa précision, pas plus que je ne lui reprocherais quelques confusions, le cas échéant : cette exactitude matérielle importe peu. Ce qui importe, c’est l’évocation juste des sentimens. M. Zola ne les traduit pas tous ; oh ! que non ! Mais ceux qu’il prête à ses créatures, aux brutes de son escouade, aux quelques officiers en qui il personnifie les différens types militaires, l’écrivain les voit et les rend à merveille. Ce sont en général les impulsions grossières et pénibles ; il faut bien avouer qu’elles tenaient la plus large place et s’étalaient au premier plan. Il est absolument vrai que manger et dormir deviennent en pareil cas les uniques préoccupations de l’homme, redescendu à ses instincts primitifs ; le plus affiné n’y échappe pas. Dans l’eau, toujours dans l’eau, avec les doigts gourds et cuisans d’avoir rebouclé les courroies du sac, c’était la sensation dominante de ces journées ; M. Zola en ranime presque la souffrance physique, avec son lourd martellement de répétitions, qui est ici une force de vérité.

Il se complaît à surprendre la bête humaine en flagrant délit de retour aux origines ; il tient cette fois le sujet où sa théorie favorite pouvait le mieux s’éjouir sans choquer la vraisemblance ; il en use copieusement. Les dialogues qu’il entend sous la tente-abri, toujours les mêmes, ne sont qu’une kyrielle de jurons et de sales invectives. On pourrait rêver une transposition pour honnêtes gens, qui leur montrerait cette brutalité sans les en accabler ; quelques échantillons typiques nous instruiraient peut-être aussi bien que ce déroulement monotone du phonographe. Mais, après tout, M. Zola est ici dans son droit, quand il transcrit littéralement le vocabulaire de recrues grognonnes et démoralisées. Sachons-lui gré de ce qu’il poursuit, tout en collectionnant ces basses misères, une idée très haute et très fine : le rapprochement progressif et enfin la fusion intime de deux natures antagonistes ; Maurice, l’intellectuel, le produit d’une race délicate, et Jean, le rude fils de la terre. Entre ces deux hommes, et par le fait qu’ils se trouvent replacés dans les conditions de la vie élémentaire, l’équilibre habituel des supériorités