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d’éducation. Après la mort de sa mère, survenue en 1754, il avait entrepris de reconstruire leur vieille maison, mais pour ainsi dire en cachette, à cause des lois de Francfort sur l’alignement. Il commença donc par faire abattre le rez-de-chaussée, tout en continuant d’habiter les étages supérieurs, perchés sur des étais. On rebâtit le rez-de-chaussée, et ce fut le tour du premier. Ainsi de suite jusqu’au toit, et avec un si bel ordre, une discipline si parfaite, que les enfans n’avaient eu grâce ni d’une classe, ni d’un devoir. Tout d’abord, ils ne gagnèrent pas davantage à ne plus avoir de toit. Il avait beau pleuvoir dans leur lit, l’heure de l’étude n’en variait pas d’une minute. Leur père finit pourtant par les envoyer chez des amis. A leur retour, il ne restait plus trace de la pittoresque bicoque aux obscurs labyrinthes, où des peurs poétiques les guettaient à chaque tournant. Ils y étaient plus d’une fois sortis de leurs lits, la nuit, pour fuir des monstres imaginaires. M. Goethe avait essayé de les guérir de leurs frayeurs en se déguisant et en sautant sur eux au passage, mais le moyen n’avait pas du tout réussi. Leur mère les avait alors rassurés peu à peu, en les cajolant, et ils ne virent pas disparaître sans trouble le vieux nid qui avait abrité leurs premiers rêves. La nouvelle demeure était claire et régulière. En repassant le seuil, ils furent ressaisis par l’engrenage intellectuel d’un père trop pédagogue. Wolfgang s’en moquait, dans le fond, quoiqu’il ait reproché quelque part à M. Goethe d’avoir contrarié son « développement intérieur. » Au bout d’une dizaine d’années de ce régime, Cornélie, moins résistante, était tombée dans un noir pessimisme confinant à la bizarrerie.

La sœur de Goethe est restée une créature énigmatique. Son frère lui-même est embarrassé pour l’expliquer, malgré leur tendre intimité. Le mot « mystérieux » revient continuellement dans les pages éloquentes et émues qu’il lui a consacrées. Cornélie était une grande fille renfermée, farouche, laide et inconsolable de sa laideur, qui n’aima jamais qu’un être au monde, son frère, mais qui l’aima passionnément. Sa mère lui était comme étrangère. Le désespoir où la jetaient les leçons de son père avait fini par lui inspirer pour lui une espèce de haine. Ses amies subissaient l’empire de sa grande intelligence et d’un je ne sais quoi de grave et de singulier qui frappait et attirait ; toutes l’aimaient et l’estimaient ; aucune n’aurait pu dire ce qui se passait en elle. Le seul Goethe connut la profondeur de ces yeux sombres lorsqu’ils exprimaient la tendresse. Au seul Goethe ce visage dur et impassible se laissa voir bouleversé par des sentimens tumultueux, à la pensée que jamais les jeunes gens ne s’occuperaient d’elle et qu’elle ne serait jamais aimée. Il fut pourtant impuissant à