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LA DEBACLE[1]

Je viens de l’achever, le livre douloureux. Que son auteur ait à un rare degré la puissance de faire souffrir, c’est ce que nul ne lui refusera. Un livre de M. Zola est le plus souvent un bagne intellectuel, où notre esprit, rompu par le travail de la chiourme, révolté par les promiscuités honteuses, oppressé dans cette nuit morale et vidé de toute espérance, traîne à travers les pages le boulet de la fatalité. Mais souvent aussi, en s’éveillant de ce cauchemar, l’esprit rit de son angoisse passée ; il reconnaît que le bagne n’était qu’une illusion, créée par la sombre fantaisie du visionnaire. Cette fois, l’écrivain suscite des images trop réelles, ensevelies sous les années au fond de notre mémoire ; et c’est, dans cette mémoire, comme un viol de sépultures. On maudit et l’on suit malgré soi l’Ézéchiel qui nous ramène dans ces champs des Ardennes, remplis d’ossemens. — « Il me conduisit tout autour de ces os ; il y en avait une multitude à la surface du champ, et ils étaient tout desséchés… Il se fit un bruit, et un mouvement ; les os se rejoignirent aux os ; les nerfs et les chairs montèrent sur eux, la peau les recouvrit ; et ils n’avaient pas d’âme… A ma voix, l’esprit entra dans les morts, et ils furent vivans, et ils se dressèrent sur leurs pieds, innombrable multitude. »

Je ne l’aurais pas demandé, ce livre. On ne se reprend volontiers qu’aux douleurs riches de quelque orgueil. On parle de leur malheur aux veuves des héros ; devant les veuves des naufragés, on se tait sur la sinistre aventure de ceux qui sombrèrent inutiles,

  1. Par M. Emile Zola.