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II

Ils allèrent habiter rue de la Fosse-aux-Cerfs, chez la grand’mère vêtue de blanc et semblable à une ombre. La maison était antique et biscornue. Les étages faisaient saillie sur le rez-de-chaussée, mettant une grande ombre sur la rue. A l’intérieur rien n’était de niveau et tout allait de guingois. Ce n’était que coins et recoins, passages obscurs, pièces borgnes, marches à descendre ou à monter. Une maison faite exprès pour jouer à cache-cache. La nouvelle épousée en aurait été bien capable ; ce n’était encore qu’une enfant ; mais M. le conseiller impérial nourrissait des pensers plus graves. Le premier passe-temps qu’il offrit à sa jeune femme fut de faire des pages d’écriture. L’italien suivit, puis ce fut le tour de la musique. L’élève avait de la bonne volonté, et Caspar Goethe se livra en paix à sa vocation de maître d’école. Son honnête cervelle était bourrée de plans et de systèmes qu’il comptait appliquer à ses fils, quand il en aurait ; en attendant, il se faisait la main sur sa femme. Et ainsi se passa leur lune de miel.

Un an après leur mariage, le 28 août 1749, un fils leur naquit, à demi mort. On eut beaucoup de peine à le ranimer. Enfin, il ouvrit les yeux. On lui mit une robe bariolée, un bonnet orné de fleurs en argent, et on le porta à l’église, où il reçut au baptême les noms de Jean Wolfgang. Quinze mois plus tard vint une fille, l’étrange Cornélie de Poésie et Vérité. D’autres enfans moururent en bas âge.

Voilà Mme Goethe occupée à bercer un marmot de génie. Quelque aimable qu’elle lût, c’est par son rôle de mère qu’elle nous intéresse avant tout. Sans son Wolfgang, elle aurait passé ignorée sur cette terre, comme tant d’autres charmantes créatures qui ont accompli leur devoir obscurément et sans gloire. La Providence lui ayant confié un de ses nourrissons de choix, on est naturellement curieux de voir comment elle s’en est tirée et si elle avait tout d’abord compris l’importance de sa tâche. Je connais peu d’histoires plus exquises. C’est une jolie chose qu’une femme qui devient illustre, simplement parce qu’elle a été une bonne et brave femme.

Elle devina sur-le-champ que son fils serait un homme extraordinaire. En bonne conscience, il n’y a pas à lui en savoir gré ; d’innombrables mères ont la même intuition, sans que les déboires des autres puissent les désillusionner. Mme Goethe étant tombée juste, on a recueilli pieusement le souvenir des riens qui l’avaient confirmée de jour en jour dans sa conviction, et cela est touchant