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Le vieillard regimbe, on ne peut l’en blâmer. Bien souvent la clameur est venue jusqu’à nous : « Place aux jeunes ! » Et l’on entend des voix affaiblies qui répondent : a Ayez quelque patience, et laissez-nous mourir en paix, ça ne va pas tarder. » C’est par politesse que les impatiens ne répliquent pas : « Soit ! mais dépêchez-vous ! » On doit croire qu’il en a toujours été ainsi, car ce n’est pas hier qu’Hésiode a dit : « Le potier porte envie au potier, le poète porte envie au poète. »

Cet antagonisme, il est partout, inoffensif dans notre sujet, terrible et vraiment diabolique dans l’ensemble des faits qui constituent la vie de l’humanité. Il existe et parfois fait rage, de continent à continent, de nations à nations, de villes à villes, de villages à villages, de familles à familles. Si l’on regarde dans celles-ci, on sera parfois effrayé de ce que l’on y peut découvrir ; j’en vois de race et de prétentions souveraines, qui ont donné de lamentables exemples. Tout sert de prétexte à l’acharnement des compétitions et des violences. La religion, qui aurait dû être la pacificatrice des âmes et la tutrice des cœurs, n’a pas échappé à la loi commune ; quelle est la secte qui peut lever les mains et dire : « Elles sont vierges de sang. » Les annales humaines ne sont qu’un long gémissement poussé à travers les incendies, les massacres et les ruines. Si l’homme vieilli, rendu sage par l’expérience, devenu juste à force d’avoir vu souffrir, monte sur la plate-forme de l’histoire, jusqu’au sommet d’où l’on peut contempler les siècles, il est désespéré et recule d’épouvante.

Il assiste au défilé des nations ; il ne voit que guerre, il ne voit qu’antagonisme. Depuis le barbare vêtu de peaux de bêtes qui lance des pierres jusqu’au soldat pimpant qui marche en bon ordre et tue à distance, il n’aperçoit que des combattans. L’outillage est modifié, mais non pas le mobile ; l’action est identique. Le fusil a remplacé la fronde, la catapulte a disparu devant la dynamite ; c’est là tout le progrès : on extermine mieux, plus rapidement, en plus grand nombre. Dans cette danse macabre, que sa cruauté empêche d’être grotesque, et qui se renouvelle partout et toujours, les masques sont différens, l’acteur est le même : c’est l’homme, homo homini lupus. Ne dirait-on pas qu’il obéit à une force d’impulsion supérieure qu’il ne peut dompter et qu’il subit comme une fatalité de l’espèce. Voilà longtemps qu’il dure, cet antagonisme que rien n’a pu lasser ; il date de la naissance du monde ; il se dresse au seuil de la Genèse. Après chaque bataille, — et il n’en a point manqué dans notre siècle, — on peut croire que la voix qui parle dans la nuée va se faire entendre encore, comme au jour où le premier meurtre ensanglanta le monde : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »