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l’on court se pâmer aux accens de Bellini, de Donizetti qui se taisent à leur tour aux éclats de Verdi. Les Italiens, qui ont soulevé tant d’émotion, baissent la voix devant Meyerbeer, que ma génération a déifié et auquel, pour ma part, je suis resté fidèle. Arrive Wagner ; on le discute ; des questions étrangères à l’art interviennent sottement et retardent, chez nous, l’heure de l’apothéose qui va sonner.

Les jeunes gens s’éprennent de ces formes nouvelles où l’art, dit-on, va se régénérer. Tout ce que les hommes de mon âge ont aimé est conspué, on ne veut plus rien entendre des mélodies qui nous ont charmé ; nos dieux sont détrônés et on les remplace par un Jupiter dont le langage est certainement admirable, mais ce langage, nous n’en avons qu’une intelligence incomplète, car nous ne l’avons jamais appris. Lorsqu’il se fit entendre pour la première fois, au milieu des éclats de tonnerre, afin de mieux promulguer la loi des sonorités, nous étions déjà saturés. Faut-il donc nier ? Nullement, nous ne pouvons que confesser notre impuissance. Après la soirée du 16 avril 1849, j’ai failli me brouiller avec un de mes amis, qui avait une trentaine d’années de plus que moi, parce qu’il refusait de reconnaître que le Prophète est un chef-d’œuvre. Au cours de l’hiver dernier, j’ai été sévèrement admonesté par un jeune homme qui estimait que j’avais parlé du Tannhäuser avec trop de réserve. Juste retour des choses d’ici-bas. J’ai fait la part de la différence des âges, je me suis rappelé mon indignation parce que l’on contestait un opéra de Meyerbeer et je n’ai soufflé mot.

Cette divergence d’opinions entre ceux que l’on pourrait appeler : les pères et les enfans, est une forme de regret et c’est aussi une manifestation de l’antagonisme qui semble être un besoin, sinon une fonction de la créature humaine. On dirait qu’il est dans sa nature d’inventer toujours quelque chose qui lui permette d’être l’adversaire de quelqu’un. La religion, la politique, la philosophie, l’art, la littérature, tout en un mot semble créé pour engendrer des conflits où les hommes trouvent incessamment prétexte à leur esprit de discorde et satisfaction à leur goût des querelles. Diderot a dit : — « Dans la nature, les espèces se dévorent, dans la société, les conditions s’entre-détruisent. » — Je n’affirme que l’esprit et non la lettre, je cite de mémoire. Cela est tristement vrai. Dans l’animalité, depuis le ciron jusqu’à l’homme, tout être paraît né pour le combat. Dans le monde civilisé, la lutte entre les âges comme entre les conditions est permanente. Le mot de Hernani, de Hernani qui a vingt ans, n’a rien d’excessif :


Vieillard, va-t’en donner mesure au fossoyeur.