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Notre enfance personnelle a pu être heureuse, mais le temps de notre enfance n’a pas été plus heureux que le temps de notre vieillesse. C’est l’a ce qu’il faut savoir, car partout et toujours, les misères, les déboires, les erreurs, ont été le lot de l’humanité. Apprendre à souffrir, c’est apprendre à vivre. Si par le caprice d’une divinité moraliste et railleuse nous étions tout à coup reportés à soixante-dix ans en arrière, au milieu des rues boueuses, mal pavées, sans trottoirs et sans becs de gaz ; dans une ville sans omnibus, sans tramways, parcourue par un nombre insuffisant de fiacres sordides ; dans un pays que ne traverse aucun chemin de fer et où les diligences se traînent paresseusement sur des routes effondrées ; si la censure comprimait la pensée, si une part infime de la population était seule appelée à désigner les mandataires législatifs qui votent le budget, approuvent les emprunts et participent au gouvernement du pays ; si les théâtres, les journaux n’existaient qu’en vertu de privilèges toujours révocables ; si le transport des lettres était onéreux, si le système des communications télégraphiques n’était même pas soupçonné, si le chloroforme n’avait point émoussé le bistouri, si Pasteur n’avait point muselé la rage, si l’hélice de nos navires ne tournait point sur les océans, si l’isthme de Suez était toujours le désert que les saint-simoniens voulaient percer dès 1832 ; si la police de sûreté était entre les mains d’un forçat libéré, si la chaîne des galériens voyageait en France à petites journées, nous serions en droit de nous écrier : Quelle horreur ! Qu’est-ce que cela ? — Cela, c’est le bon temps ! celui d’hier ; jugez de celui des siècles passés. L’homme est injuste envers lui-même et semble s’ingénier à méconnaître les progrès qu’il accomplit.

Ce regret des jours que nous avons vécus est sans inconvénient et ne peut rien aujourd’hui sur la marche ascensionnelle de l’esprit humain ; mais autrefois il n’en était point ainsi, et cet amour immodéré d’un temps que l’on n’a pas connu a été de conséquence grave, car il en est résulté que des doctrines sans valeur ont été affublées, en vertu de leur caducité même, d’une autorité qui paraissait indiscutable et avait force de loi. « En tout les anciens sont nos maîtres : » c’est là un axiome par lequel, pendant longtemps, l’initiative a été vaincue. Pour s’y être fortement attaché, le moyen âge a failli éteindre toute clarté et plonger le monde dans la nuit. Le progrès n’a pas été arrêté, — rien ne l’arrête, — mais il en a été ralenti. En matières scientifiques, tout ce qui ne se trouvait pas, au moins en germe, chez les anciens, était frappé d’exclusion ; eux seuls avaient découvert la vérité et l’avaient proclamée. C’était être imprudent et parfois hérétique que de la chercher ailleurs que